Lorsque Fersen, littéralement collé aux basques du comte de Haga, passa auprès de lui, il tenta de le retenir un instant mais le comte ne lui offrit qu’un sourire incertain et le regard vaguement halluciné d’un dormeur éveillé avant de se jeter, avec plus d’ardeur, sur la piste de la robe blanche dont la longue traîne balayait doucement le marbre des dallages.

— Plus tard ! murmura-t-il, nous nous verrons plus tard…

Gilles haussa les épaules avec agacement. Décidément Axel n’était plus le même ! Il s’en était aperçu le lendemain même de son arrivée quand il était allé visiter son ami dans sa chambre de l’hôtel d’York. Fersen l’avait accueilli avec joie, bien sûr, et une joie certainement sincère mais qui se teintait curieusement d’une légèreté peu habituelle chez lui. C’était comme si, prisonnier de sa propre vie, il était devenu incapable de s’intéresser à celle des autres…

Occupé à une toilette d’une extraordinaire minutie, le Suédois lui avait donné, en outre, l’impression de ne plus pouvoir respirer ailleurs qu’au soleil de Versailles. Seule la nouvelle de l’entrée de son ami aux Gardes du Corps réussit à forcer l’entrée de cette espèce d’égoïste jardin secret.

— Merveilleux ! s’écria-t-il. Quelle chance tu as ! Lieutenant aux Gardes du Corps ! Tu vas vivre désormais toute ton existence auprès de la… famille royale ! Tu vas appartenir au monde de Versailles ! Ainsi, à mon retour, nous nous verrons souvent.

— À ton retour ? Est-ce que tu repars ?

Fersen haussa les épaules en homme que la perspective n’enchante guère.

— Par force ! Je ne peux pas abandonner le comte de Haga en plein milieu de son voyage. Il me faut bien le ramener en Suède. Cela me permettra au moins d’embrasser mon père puisque la dernière fois que je t’ai quitté, je ne suis pas allé plus loin que l’Allemagne où j’ai retrouvé Sa Majesté Gustave III en route pour l’Italie. Cela me permettra, en outre, de régler avec lui certaines affaires… tout au moins je l’espère.

Gilles ne releva pas les derniers mots. Par Rochambeau, il avait appris de quelles affaires il s’agissait. Fersen, dans sa passion pour la France, désirait ardemment faire l’acquisition du régiment Royal-Suédois mais ses moyens ne le lui permettaient guère et son père, le comte Frédéric-Axel, se faisait quelque peu tirer l’oreille pour effectuer une lourde dépense qui non seulement éloignerait son fils de lui durant des années mais encore risquait fort de mettre la famille sur la paille.

Il se borna à demander :

— Quand repars-tu ?

— Je ne sais pas exactement. Le Roi pense reprendre le chemin de son pays le 10 ou le 12 juillet mais rien n’est encore arrêté. Évidemment, cela ne nous laisse pas beaucoup de temps, d’autant moins que les journées, trop remplies, passent à une folle allure. Nous nageons dans les fêtes, les plaisirs et les divertissements de tout genre. Gustave III en raffole mais moi cela m’excède un peu et je ne vois pas pourquoi il ne cesse d’accepter des invitations dans les salons parisiens…

— Alors qu’il serait tellement plus agréable de passer le temps dans ceux de Versailles ! conclut Gilles tranquillement. Eh bien ! mon ami, je te laisse à tes plaisirs… et je vais à mon déménagement.

Axel l’embrassa alors avec l’ancienne chaleur brusquement revenue.

— N’oublie pas mes paroles : c’est toi le plus heureux puisque tu vas vivre… là-bas.

Décidément c’était une obsession, une maladie dont Tournemine n’eut guère de peine à formuler le diagnostic avec une indulgence apitoyée : le malheureux devait être plus épris que jamais de la Reine et cela tournait à l’idée fixe. Mais, à la lumière de ce qu’il venait de voir durant la représentation théâtrale, ce mal qu’il croyait innocent prenait une couleur autrement inquiétante. Amoureux de la Reine, Fersen n’était qu’un doux rêveur inoffensif ; aimé d’elle, il devenait un homme dangereux pour le royaume… et pour le Roi.

Les silhouettes blanches des invités voguaient à présent dans les jardins merveilleusement illuminés de lampes couvertes qui donnaient des reflets si doux, si légers que chaque femme, chaque homme paraissait voltiger au long des allées du jardin anglais comme autant de scintillants fantômes.

Près de la cascade, de grands transparents peints à la détrempe figuraient des herbes, des rochers, des buissons de fleurs fantastiques cependant que, derrière le Temple de l’Amour, un immense bûcher venait de s’embraser qui faisait monter au fond des jardins une aurore dorée repoussant la nuit.

Une main énergique saisit Gilles par le bras tandis qu’une voix joyeuse s’écriait :

— Eh bien ! que faites-vous donc là à rêver aux étoiles au lieu d’aller souper comme tout le monde ? N’avez-vous pas faim ?

Arraché à une songerie qui s’assombrissait d’instant en instant Gilles de Tournemine eut une exclamation de plaisir en reconnaissant le joyeux vicomte de Noailles, l’un de ses tout premiers compagnons d’aventure et l’un des plus chers, car c’était lui qui avait donné à son destin un important coup de pouce en éloignant le secrétaire de Rochambeau pour qu’il pût prendre sa place.

— Non, c’est vrai, je n’ai pas faim ! Pardonnez-moi, vicomte, mais tout est si nouveau ici pour le sauvage mal dégrossi que je suis. Il me faut m’habituer.

— Quelle idée ? Vous y êtes chez vous autant que nous. Il y a ici un grand nombre de nos amis d’Amérique…

— Pas tous ! Je n’ai vu ni le général de La Fayette ni Lauzun.

Noailles fit la grimace en chiquenaudant avec application une admirable cravate de Malines.

— Vous avez toujours le génie de mettre le doigt sur ce qui cloche, mon cher Gilles. En effet, ils ne sont là ni l’un ni l’autre. La Fayette, s’il est plus que jamais le héros de Paris, fréquente un peu trop Monseigneur le duc d’Orléans pour être bien vu à Versailles où l’on exècre fort les gens du Palais-Royal, en outre il vient de repartir pour l’Amérique. Quant à Lauzun, il est en disgrâce.

— Ah bah ! Et pourquoi donc ?

— Il aurait fait une cour… un peu trop pressante à la Reine. Il prétend d’ailleurs qu’il y aurait été chaudement encouragé mais l’affaire aurait mal tourné ! Notre souverain l’a interdit de séjour à Versailles.

— La cour… à la Reine ? Comme à n’importe quelle fille d’honneur ? exhala Gilles abasourdi. Est-ce que Lauzun est devenu fou ?

Noailles haussa les épaules.

— Allons, chevalier, si sauvage que vous soyez, ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant des bruits, un peu trop fréquents, qui courent sur les amitiés de notre belle souveraine. On lui a déjà prêté… je dis bien prêté, vous voyez que je suis objectif, tant d’amants : Coigny, Vaudreuil, Besenval que Lauzun a pu se sentir encouragé. Il a beaucoup de succès auprès des femmes !

— Je ne m’habituerai jamais à considérer la Reine comme une femme, coupa Gilles avec une certaine froideur. Et je m’étonne…

— Cessez de monter sur vos grands chevaux et de jouer les puritains, sacré Breton ! Il est possible qu’il n’y ait rien de vrai dans tout cela mais… mais êtes-vous aveugle ou n’avez-vous pas remarqué que notre cher et romantique Fersen est le héros de la fête ? Alors, vraiment, vous ne voulez pas souper avec moi ?

— Je ne veux pas souper du tout, mon ami. Ces jardins sont si beaux, si nouveaux pour moi ! J’ai envie de profiter de leur solitude momentanée. Vous n’aurez qu’à manger pour deux.

— Soyez sûr que je n’y manquerai pas. J’ai un appétit à dévorer un veau, deux moutons, quelques poulardes et beaucoup, beaucoup de desserts !

Et Noailles, virevoltant sur ses talons rouges, s’en alla rejoindre les invités du souper qui était servi dans les différents pavillons du parc.

Ils ressemblaient, de loin, ces pavillons, à de grosses lanternes blanches d’où s’échappaient, sur un fond de musique douce, des rires et le murmure policé des conversations, mais Gilles s’en détourna. Il avait vraiment envie d’être seul dans ce jardin anglais qui, ce soir, semblait sorti, tout paré, d’un conte de fées et qui, pour un instant, n’était qu’à lui…

Pour mieux jouir encore de la paix et ne plus même entendre le crissement de ses propres pas sur le sable des allées, il alla s’adosser à un arbre au bord du Petit Lac et resta là un assez long moment, sans bouger, à respirer l’air frais de la nuit, la senteur des roses et celle des tilleuls. Les bruits de la fête ne lui parvenaient plus que de loin. Il avait rompu les amarres, il était hors du temps, presque hors de son propre personnage, goûtant un instant de félicité pure au bénéfice de laquelle il s’était efforcé de repousser les idées sombres qui lui étaient venues.

Un bruit de pas, cependant léger, vint l’arracher à l’espèce de léthargie où il s’engourdissait et il se redressa, prêt à se montrer car le promeneur qui approchait n’avait pas l’air de se cacher. Le pas était rapide mais décidé. C’était celui de quelqu’un qui allait quelque part et qui y allait vite. Mais Gilles n’eut pas le temps de s’avancer et, au contraire, se rejeta en arrière car, au détour d’un if illuminé, apparut l’énorme bulle blanche d’une robe surmontée d’une autre bulle neigeuse : celle de la gigantesque coiffure de la dame qui courait presque au long de l’allée, relevant à deux mains son immense jupe et découvrant le gracieux ballet de deux pieds charmants chaussés de soie claire.

Pensant que cette jeune femme allait peut-être à un rendez-vous galant dans la partie non éclairée du parc, et ne voulant pas paraître indiscret, Gilles s’efforça au contraire de se dissimuler le plus possible derrière son arbre. Et la dame passa si près de lui qu’une bouffée de parfum frais vint jusqu’à ses narines avec le froissement léger de la soie.

Mais, à ce moment précis, la promeneuse attardée passa dans la faible lumière déversée par l’un des fameux lampions couverts et Gilles, soudain cramponné à son arbre, dut faire appel à tout son sang-froid pour ne pas crier à la fois de surprise et de joie car, sous la haute coiffure poudrée ornée d’un fil de perles et d’une conquérante petite plume d’autruche blanche, il venait d’entrevoir le visage de Judith.