Boehmer chaussa ses lunettes, parcourut sans hâte excessive la lettre qu’on lui avait remise, puis retira ses lunettes, essuya son front où la sueur perlait puis, avec un profond soupir, rendit le papier au jeune homme.

— Je vois, Monsieur, je vois ! Malheureusement, je suis contraint, à mon grand… très grand regret, croyez-le bien, de vous refuser : le collier n’est plus à vendre !

— Comment cela : plus à vendre ? Mais il est à peu près invendable !

La mine contrite de Boehmer était à peindre :

— Pourtant il est vendu… ou peu s’en faut : j’ai donné ma parole et je…

— Permettez, Monsieur ! coupa le chevalier. C’est au personnage qui sort d’ici que vous avez donné parole ?

— Eh bien… oui ! C’est à ce personnage. Il représente une princesse qui…

— La princesse des Asturies, je sais ! Et votre parole est formellement donnée ? Irrévocablement ?

— Pas tout à fait malgré tout ! Vous comprenez bien que je ne peux laisser une telle pièce sortir de France tant que Sa Majesté la Reine, à qui nous destinions ce collier, ne nous en aura pas donné permission formelle en refusant une dernière fois d’en faire elle-même l’acquisition. À cet effet, nous devons, mon associé et moi, nous rendre demain à Versailles.

Gilles laissa s’installer un court silence pour permettre à Boehmer de contempler encore un peu le sceau et les armes de la fastueuse maison d’Albe dont il semblait ne pouvoir détacher ses yeux, des yeux dans lesquels le Breton crut bien voir le reflet d’un regret.

— Le prix du collier était bien de seize cent mille livres, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec beaucoup de douceur.

— Seize cent mille livres, en effet…

— Et… c’est le prix que va vous payer l’ambassade d’Espagne ?

Le joaillier devint tout à coup très rouge. Gilles comprit qu’il avait touché une corde sensible.

— Ou… i. Enfin…

— Enfin… pas tout à fait ! On vous a fait ressortir, n’est-ce pas, les difficultés où vous êtes de vendre ce collier, l’énormité de la somme et l’honneur qu’il y aurait pour vous à ce que ce bijou devienne le trésor d’une royale cassette ? On vous a peut-être aussi demandé… quelques délais de paiement.

— C’est assez l’usage.

— Allons donc ! Pas quand on s’apprête à devenir reine d’Espagne et que l’on a derrière soi l’or d’Amérique ! Sa Majesté le Roi vous l’aurait payé comptant si la Reine n’avait eu ce beau geste de refuser un tel présent ! Et moi, Monsieur, au nom de Madame la Duchesse d’Albe, je vous dis ceci : donnez-nous la préférence et non seulement vous aurez l’argent le jour où sera conclu le marché mais nous paierons cinquante mille livres de mieux !

Boehmer à présent transpirait comme une gargoulette. Il tira son mouchoir, épongea à grands tapotements nerveux son front, ses joues, son cou…

— Vous êtes le diable, Monsieur ! Je vous l’ai dit… j’ai donné ma parole et…

— Pas tout à fait : vous l’avez dit aussi ! Ne pouvez-vous répondre à… ce personnage que Sa Majesté la Reine désire réfléchir encore un peu avant de prendre sa décision ?…

— C’est difficile… très difficile ! Tôt ou tard, l’envoyé espagnol saura…

— Rien du tout ! Ou tout au moins, il ne pourra rien dire si nous savons nous y prendre !… Au fait, ne pouvez-vous me montrer cette merveille ? Cela vous permettrait de réfléchir un instant, de consulter votre associé peut-être…

— C’est une idée ! s’écria Winkleried. Montrez-lui donc l’objet, mon cher Boehmer !

— Mais… tout de suite ! Je vais seulement chercher Bassange : nous avons chacun une clef du coffre où il est enfermé.

Boehmer reparut au bout d’une minute, flanqué d’un homme brun, plus jeune que lui, pas très grand mais bien tourné avec une figure agréable, qui était Paul Bassange, son associé. Celui-ci portait sur ses deux bras un gigantesque écrin de cuir rouge et or, à joints de cardan, d’où pendait une étiquette grande comme un mouchoir sur laquelle le prix était inscrit en gros chiffres bien noirs.

Le jeune associé de Boehmer salua Winkleried avec un sourire et Gilles avec un regard à la fois surpris et admiratif.

— C’est Monsieur qui désire acquérir notre collier ?

— Pour la duchesse d’Albe, oui, mon ami. Ouvrez l’écrin !

Bassange posa la boîte sur une table où jouait un rayon de soleil, fit fonctionner les serrures et souleva le couvercle.

— Voilà ! dit-il simplement.

Les deux jeunes gens ne purent retenir un cri d’admiration. L’écrin ouvert venait de s’emplir d’éclairs. Sur le lit de velours noir un fleuve de feu étincelait, rayonnait par ses milliers de facettes, renvoyant en flèches aveuglantes les couleurs du prisme aux quatre coins de la pièce.

— Six cent quarante-sept diamants ! commenta Boehmer.

— Deux mille huit cents carats ! fit Bassange en écho.

D’un doigt respectueux Winkleried toucha le rang de dix-sept pierres, grosses comme des noisettes, qui formait le premier tour de cou.

— Superbe ! souffla-t-il soudain enroué, vraiment… admirable ! J’espère que la princesse des Asturies est belle ! Autrement, ce serait dommage… !

— Elle est loin d’être belle, marmotta Gilles qui, juste à cet instant, imaginait le visage passionné de Cayetana surgissant de ce joyau fabuleux qui envelopperait ses épaules d’un manteau scintillant et allumerait des éclairs jusqu’aux pointes de ses seins. Par contre Madame d’Albe est l’une des femmes les plus séduisantes que je connaisse…

— C’est à la reine Marie-Antoinette qu’il irait le mieux ! s’écria Boehmer avec une espèce de rage. Il a été fait pour une blonde ! Nous aurions été comblés qu’elle le prenne et si nous n’avions à ce point besoin d’argent, jamais nous n’accepterions de le laisser sortir de France. Mais nous avons des créanciers et la plus grande partie de ce que nous possédons est englouti dans ce collier.

— Alors ayez au moins la satisfaction de le savoir à l’un des plus jolis cous d’Europe ! Allez à Versailles demain, Messieurs, mais ne donnez aucune réponse à votre acheteur avant de m’avoir vu. Pouvez-vous au moins me promettre cela ?

Les deux bijoutiers se consultèrent du regard. Ce fut Bassange qui répondit.

— Si nous vous revoyons très vite, oui. Mais que pensez-vous faire ?

— Voir la Reine, moi aussi, et lui demander de vous dire, si elle refuse encore, qu’elle préférerait savoir ce collier chez la duchesse d’Albe plutôt que chez une cousine pour laquelle je ne crois pas qu’elle déborde d’affection ! À moins, ajouta-t-il avec une perfide douceur, que vous ne préfériez prendre ce soir votre décision ? En ce cas, vous me trouverez jusqu’à demain matin à l’hôtel d’York, rue du Colombier…

Le valet qui avait introduit les deux jeunes gens reparut donnant tous les signes d’une intense agitation.

— Eh bien quoi ? Qu’y a-t-il, Werner ? demanda Boehmer avec agacement. As-tu encore laissé entrer quelqu’un ? Il m’a semblé entendre le marteau de la porte.

— C’est que… cette fois c’est un prince : Monseigneur le comte de Provence !

— Quoi ?… Mon Dieu, Messieurs, il me faut vous chasser. Il est impossible de faire attendre, même une seconde, un prince du sang et…

Gilles reprit son chapeau qu’il avait posé sur une chaise.

— Ne vous troublez pas, Monsieur Boehmer : nous partons ! Nous n’avons d’ailleurs plus rien à nous dire pour ce soir ! Mais songez à ma proposition !…

Il avait hâte à présent de sortir dans l’espoir d’apercevoir l’homme qu’il croyait bien avoir attaqué la nuit précédente mais, comme on pouvait déjà entendre le bruit de pas dans l’escalier, Bassange barra le chemin vers la porte.

— Pas par là, s’il vous plaît ! Sinon vous allez vous trouver face à face avec le prince. Vous ne souhaitez pas être vus, j’imagine ?

— J’aimerais mieux pas, encore que le prince ne me connaisse pas.

— Mais il pourrait poser des questions… ennuyeuses ! C’est un homme très curieux. Venez plutôt par ici…

Il ouvrait une petite porte dissimulée dans une boiserie supportant un panneau de glace, découvrant un étroit couloir obscur dans lequel il les fit entrer tandis que Boehmer se portait au-devant de l’illustre visiteur.

— Vous allez connaître les secrets de la maison, dit-il avec un sourire, mais vous êtes devenu d’emblée un fort important client. Suivez ce couloir. Au bout, vous trouverez un petit escalier qui aboutit derrière une tenture et qui vous ramènera presque dans la cour. Excusez-moi seulement de ne pas vous accompagner.

— Mais nous n’allons rien y voir ! protesta Winkleried.

— Que si ! Laissez-moi seulement refermer la porte. Bonsoir, Messieurs !

En effet, la porte refermée, Gilles s’aperçut qu’on y voyait autant que lorsqu’elle était ouverte grâce au panneau de miroir qui était fait d’une glace sans tain.

— Ah ! Je comprends, murmura Ulrich. Eh bien, allons !

— Un instant !… rien qu’un instant !

À travers la glace il pouvait voir en effet les deux joailliers qui revenaient dans le salon, escortant deux hommes dont l’un présentait une certaine ressemblance avec le Roi.

Le profil était semblable et aussi le haut front intelligent mais, nettement plus petit que son frère, le comte de Provence était aussi beaucoup plus gros. À cause de son amour immodéré de la bonne chère et des vins généreux son corps, vêtu d’un taffetas du même bleu que ses yeux, brodé, avec un art infini, de fleurs étranges au cœur d’argent, était si lourd, malgré sa jeunesse 3, que ses petites jambes courtes et déjà envahies par la graisse semblaient avoir peine à le porter.

— Eh bien ? chuchota Ulrich. Vous venez ?

— Encore un instant, je vous prie ! répondit-il les yeux rivés au miroir.