- Ah ça, j'veux bien. Tu lui diras que j'm'appelle Lamblin... Tout à son service... Mais, dis-moi, t'es vraiment américain ?
- Naturellement, fit Batz un peu inquiet. L'homme commençait à se montrer un peu trop curieux et il n'aimait pas cela.
- On m'avait dit qu'y s'avaient la peau rouge.
- Et des plumes sur la tête ? Pas tous heureusement. Et, par exemple, pas ceux qui combattent dans l'armée de la Nation !
- Y en a?
- Mais oui. Vous nous avez aidés à conquérir notre liberté, il est normal qu'on vous aide à trouver la vôtre !
- C'est vrai ça! On est des frères! s'écria l'homme qui eut soudain les larmes aux yeux. On d'vrait trinquer ensemble à la santé des frères !
- Alors juste un verre ! accepta Batz.
Mieux valait en effet s'exécuter. Laissant Laura à la garde de Biret qui aidait à changer les chevaux et emmenant Pitou, on but un verre d'un vin aigrelet à la vieille alliance, puis on revint vers la voiture, emportant un pichet pour le " frère cocher ". Quelques minutes plus tard, après des adieux qu'il fallut brusquer, on quittait le relais. Fidèle à elle-même la pluie tombait toujours mais avec moins de violence. Laura pensa que cela ressemblait à un crachin breton.
- Qu'avez vous dit à cet homme? demanda-t-elle au bout d'un moment. Il me semble que vous avez eu une curieuse conversation ? Je n'ai pas tout entendu bien sûr...
- J'ai dit à cet homme que vous êtes la maîtresse du général Dumouriez qui a besoin de vous pour enflammer son courage et porter le poids de ses responsabilités...
- Ah! C'est pour ça qu'il a parlé de...
- Cul ? Oui, ma chère. N'ayez donc pas peur des mots ! On fait de grandes choses avec dès l'instant où l'on sait s'en servir. Par exemple, faire surgir des chevaux d'un désert trempé. Mais vous en entendrez d'autres.
Les yeux noisette pétillaient de gaieté. Batz avait pris la main de la jeune femme et il se pencha soudain pour la baiser. Il la garda dans les siennes puis, enfin, la lâcha et elle eut l'impression d'avoir plus froid tout à coup. Ses mains, à lui, étaient si chaudes, si fermes...
La tête de Pitou apparut à l'ouverture qui permettait de communiquer avec le cocher.
- Où allons-nous ? demanda-t-il.
- On continue. A environ une lieue d'ici, à Tilloy, on tourne à gauche pour piquer vers le nord. A cet instant, il faudra trouver un abri pour que vous abandonniez votre bel uniforme au profit de quelque chose de moins offensant pour des regards prussiens.
- Facile ! Il suffira de changer l'habit et le chapeau. J'ai ce qu'il faut ici. Pas la peine d'arrêter pour ça !
En effet, la transformation fut vite opérée et, lorsque l'on quitta la grande route, Pitou avait, sous sa toile cirée, l'aspect d'un personnage sans qualification spéciale, l'uniforme étant relégué dans le coffre placé sous le siège du cocher, ce qui avait obligé le journaliste à une certaine acrobatie. Tout était en ordre quand, plus vite qu'on ne le pensait, des cavaliers surgirent de la brume liquide et de la nuit tombante. C'étaient des dragons du régiment de Bayreuth, magnifiques soldats par temps sec, dont les uniformes bleu pâle relevé d'argent semblaient avoir beaucoup souffert. Ils enveloppèrent la voiture que le cocher arrêta aussitôt sur l'ordre de Batz, grandement soulagé de trouver si vite ce qu'il cherchait.
- Wer da ? demanda l'officier qui les commandait [vii].
- Wirsind Franzosen, lui fut-il répondu aussitôt. Der baron von Batz und eine Freundin. Wir wollen Seine Hoheit der Herzog von Brunswick begegnen. Sehr dringend [viii] !
Comme presque toute la noblesse allemande, l'officier qui se présenta : Oberleutnant von Derf-flinger parlait français; mais, rendu méfiant par l'accoutrement bizarre du voyageur, il voulut continuer dans sa langue naturelle un interrogatoire peu courtois. Mal lui en prit : il trouva plus cassant que lui. Batz lui fit entendre que s'il n'était pas mené au duc dans les plus brefs délais, lui, envoyé secret du roi de France, il pouvait s'ensuivre des conséquences fort regrettables pour tout le monde. Il intima donc à cet Allemand l'ordre de le mener à son chef et obtint ce qu'il voulait, en vertu de l'instinctive considération des peuples germaniques pour ceux qui savent, parce qu'ils en ont le droit, employer un certain ton. Quatre cavaliers enveloppèrent la voiture pour la guider à travers un paysage désolé, brouillé par l'eau, peuplé d'ombres en marche et, plus loin, un vaste camp boueux où l'on s'efforçait d'allumer des feux. Les chevaux étaient rassemblés par troupes sous les arbres où l'on tendait des toiles pour tenter de les mettre à l'abri. Plus loin encore, les ornières du chemin se firent plus profondes et l'on aperçut des canons que l'on alignait. La chaise tanguait comme un bateau ivre sur une mer folle, mettant les forces de Biret à rude épreuve et secouant impitoyablement ses occupants.
- Je crois que j'aurais préféré faire la route à pied ! gémit Laura qui avait mal au cour.
- Moi aussi, mais quelle mine ferions-nous avec de la boue jusqu'au ventre ? En tout cas, ce que nous voyons ne me dit rien qui vaille. Cela ressemble beaucoup aux préparatifs d'une bataille.
Enfin le cauchemar prit fin. On arrivait à un village dont les habitants avaient disparu au bénéfice d'une soldatesque occupée à piller et à ramasser tout ce qui pouvait servir à la nourrir ou à la chauffer. Sur la petite place d'une église trapue au clocher court, une auberge plutôt misérable à l'enseigne illisible mais grinçante semblait le centre de ralliement d'uniformes variés bien que trop sales pour distinguer leurs couleurs, de tricornes aux plumes découragées et de hauts bonnets à frontal de cuivre. Derfflinger, après avoir aboyé quelques ordres à propos de l'équipage que ses cavaliers gardaient toujours, se dirigea vers l'auberge où il pénétra après un mot aux sentinelles de la porte. On ne le revit qu'un moment plus tard. Ce fut pour donner l'ordre de conduire la voiture et ses occupants vers une grange dont la porte arrachée pendait sur un gond et dont le toit s'effondrait d'un côté. Et comme Batz, toujours aussi revêche, réclamait des explications, on lui répondit que le duc de Brunswick n'avait pas de temps à lui donner ce soir et que lui, ses gens et ses chevaux devraient se contenter de cet abri pour y attendre le bon plaisir du prince.
- Le duc est à l'auberge ? demanda Batz.
- Avec le roi Frédéric-Guillaume. Il se peut que nous rencontrions l'ennemi bientôt, alors restez là et tenez-vous tranquilles ! Je vais vous donner une garde pour que vous ne soyez pas importunés. Même pour une dame je ne peux pas faire plus. Ah, pendant que j'y pense, donnez-moi vos passeports !
Il fallut bien s'exécuter.
- Comment s'appelle cet endroit? demanda encore le baron.
- Somme-Tourbe. Un nom qui lui va bien n'est-ce pas ?
Il fallut bien se contenter de ce qu'on leur offrait et ce n'était pas grand-chose. La porte de la grange n'étant pas assez haute pour que la voiture pût passer, Biret détela les chevaux pour les mettre à l'abri à l'intérieur et, aidé de Pitou, entreprit de les bouchonner grâce à la paille que l'on trouva dans la partie dont le toit était encore intact, pendant que le baron inspectait les lieux avec Laura.
- Je pense qu'il faudra vous contenter pour cette nuit d'une couverture et de la paille, lui dit-il. A moins que vous ne préfériez dormir dans la voiture... Et grâce à Dieu nous avons encore quelques provisions.
- La paille sera très bien. Ce ne sera pas pire qu'à la Force, croyez-moi! Et je suis morte de fatigue... Je n'ai même pas faim. Dormir est tout ce que je demande.
On s'installa du mieux que l'on put. Biret-Tissot avec ses chevaux à quelques pas de la jeune femme, Pitou dans la voiture qu'il ne voulait pas laisser sans surveillance en dépit de la garde promise par Derfflinger. Quant à Batz, après s'être restauré d'un peu de pain et de fromage, il décida d'aller faire un tour...
- Par ce temps ? protesta Laura effrayée par le crépitement soudain violent de la pluie sur le toit. Le crachin de tout à l'heure semblait s'être changé en une forte averse.
- Je suis déjà mouillé, ma chère. Alors un peu plus un peu moins...
Mais il n'eut pas le temps de sortir de la grange. Derfflinger arrivait.
- Venez ! Son Altesse veut vous voir !
- C'est la meilleure des nouvelles, répondit Batz dont le sourire venait de reparaître. Gardons-nous de La faire attendre !
Dès l'instant où il pouvait agir, Batz retrouvait sa belle humeur. Quelques minutes plus tard, il pénétrait dans une salle d'auberge où régnaient conjointement une chaleur d'enfer - grâce à l'énorme tas de bûches qui flambait dans la cheminée - et une horrible odeur où se mélangeaient des remugles de mauvais vin, de transpiration, de crasse et de laine mouillée. Deux personnages seulement occupaient cette salle mais leur taille était telle qu'ils l'emplissaient et que Batz eut l'impression d'être Gulliver au royaume de Brobdingnag, même s'il les identifia du premier coup d'oil : celui des deux géants qui portait un uniforme vert à revers rouges et marchait de long en large, les mains nouées derrière le dos, était celui qu'il cherchait : le duc de Brunswick. L'autre, assis devant l'âtre où il chauffait ses bottes fumantes, était plus grand encore et surtout plus massif : c'était le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II. Ils avaient à peu près le même âge - les abords de la cinquantaine - mais, alors que trente-cinq années de gloire militaire auréolaient le duc régnant de Brunswick-Lunebourg, ainsi qu'une réputation d'homme élégant et cultivé, philosophe d'ailleurs, son suzerain, taillé comme un cent-suisse, donnait une impression de force brutale. C'était un homme orgueilleux et sanguin dont le seul rêve était de faire, à Paris, une entrée triomphale et d'égaler ainsi la gloire de son oncle défunt, Frédéric II le Grand! Mais on le disait superstitieux, volontiers crédule et affilié aux Rosé-Croix, ce qui ne le prédisposait guère à égaler son modèle. Il ne tourna même pas la tête quand Batz pénétra dans la salle d'auberge et salua en homme qui sait son monde.
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