- On vous laisse là? demanda doucement Mme de Dampierre.

- Oui. Le duc de Brunswick a exigé que je reste. Une sorte d'otage si vous voulez...

- Quels tristes temps!... En attendant, venez manger quelque chose. On nous a rendu une partie de nos provisions...

Une vieille servante, en effet, était en train de confectionner une omelette au lard qui parfumait l'air. Laura refusa :

- Merci. Je vais monter me coucher. Un peu de repos me fera du bien...

- Comme vous voudrez ; en ce cas, voulez-vous porter un peu de bouillon au gentilhomme blessé qui est votre voisin?...

Laura regarda le petit plateau que Mme de Dampierre préparait avec une sorte de répulsion, mais demanda machinalement :

- Comment va-t-il ?

- Mieux, ce soir. La blessure est moins grave que l'on ne pensait. Peut-être pourra-t-il bientôt se lever.

- Alors, je préférerais ne pas le... rencontrer. Cela m'est arrivé... une fois... et je préfère ne pas renouveler l'expérience.

- Vous le connaissez?

- Un peu, oui... Pardonnez-moi!

Et elle quitta la cuisine sans échapper à la phrase mécontente de la servante qui allait devoir grimper là-haut :

- Pas vouloir aider un blessé ! Si c'est pas malheureux!... Ces étrangères! Toutes des mijaurées!

Du coup, elle se précipita dans l'escalier qu'elle monta en courant, peu désireuse d'être poursuivie par la diatribe de la femme, gagna le couloir sur lequel ouvrait les soupentes, faillit se tromper de porte et finalement se réfugia dans sa petite chambre. Il y faisait un froid de loup, mais une chandelle allumée éclairait le sac de voyage posé bien en évidence sur le lit étroit où l'on avait mis des draps. Elle l'ouvrit pour y prendre un châle de fine laine indienne comme en rapportaient jadis les vaisseaux de la Compagnie des Indes - celui-là était un cadeau de Marie Grandmaison -, s'en enveloppa et, renonçant à se déshabiller, elle se contenta d'ôter ses souliers. Avant de s'étendre, elle s'était aperçue qu'il y avait une clef dans la serrure de sa porte, elle alla la tourner puis revint se coucher en s'enveloppant dans son manteau, souffla sa chandelle et plongea enfin dans ce merveilleux sommeil de la jeunesse qui s'entend si bien à réparer les fatigues du corps en endormant celles de l'esprit... Personne, d'ailleurs, ne tenta d'entrer chez elle cette nuit-là.

Au matin, la bataille ne reprit pas avec le jour. Les canons semblaient s'être tus pour longtemps. Ce qui n'assura pas pour autant la tranquillité aux habitants de Hans : les Prussiens entreprirent de piller le village jusqu'aux fermes les plus reculées, ce qu'ils n'avaient pas eu le temps de faire la veille... Ils le firent avec une brutalité qui précipita Rosalie de Dampierre chez Brunswick :

- Monseigneur, vous ne pouvez réduire un pays tout entier à la misère et à la famine.

- Telle n'est pas mon intention, madame, mais nos convois de ravitaillement, qui sont obligés de contourner l'Argonne, ne nous parviennent plus. Dites à votre Dumouriez de leur ouvrir un autre passage et vous aurez la paix. En attendant, les Français mangeront quand mes soldats n'auront plus faim...!

Laura n'eut pas plus de succès. Il lui fit entendre d'ailleurs qu'il n'avait pour l'instant guère le temps de s'occuper d'elle. Il se satisfaisait de la savoir en son pouvoir - il n'osa tout de même pas dire à sa disposition - pour une longue période et remettait au retour à Brunswick d'établir plus ample connaissance. Ce qui ne signifiait pas qu'il ne la faisait pas surveiller, ainsi d'ailleurs que Mme de Dampierre avec qui elle devait rester durant la journée... La nuit, elle était enfermée chez elle. Bref, si elle avait craint un moment d'être exhibée comme un trophée, elle était pleinement rassurée : son état ressemblait davantage à celui d'une captive qu'à celui d'une favorite...

Si les militaires semblaient renoncer à en découdre, les parlementaires, eux, s'en donnaient à cour joie. Sous un vague prétexte de prisonniers à échanger, le colonel von Manstein avait été envoyé au château de Dampierre-sur-Auve où campait Dumouriez. Et, à partir de cet instant, on discuta d'un traité convenable, mais, aux Prussiens qui exigeaient un envoyé du roi de France aux pourparlers, les Français ripostèrent par un coup de tonnerre : le 21 septembre, au lendemain même de Valmy, la Convention, qui était le nom de la nouvelle Assemblée, avait proclamé la déchéance du Roi et la République. C'était avec elle et avec elle seule que l'on devait parler.

Au château de Hans, l'atmosphère se tendit à l'extrême. La proclamation de la République désespéra Rosalie de Dampierre et mit en fureur le roi de Prusse et, bien entendu, Brunswick. Et cela d'autant plus que Dumouriez avait fait manouvrer son armée de façon à ne plus laisser que deux issues à l'ennemi : continuer sur Paris avec tout ce que cela comportait de risques pour des soldats en mauvais état, ou rebrousser chemin vers Longwy et Verdun... à condition qu'on les laisse retraiter en paix. Le Français, dont les vues se dirigeaient surtout vers la Belgique d'où il voulait chasser les Autrichiens, souhaitait plutôt se concilier la Prusse dont il n'ignorait pas l'antagonisme envers la cour de Vienne... Quant à Brunswick, les liens de la franc-maçonnerie les unissaient et, dès l'instant où le duc les respectait, encouragé par un butin inespéré, Dumouriez n'avait plus aucune raison de le malmener...

Pendant ce temps, Laura vivait une sorte d'enfer, ne sachant plus que faire d'elle-même. Le temps ne s'arrangeant toujours pas, elle passait ses journées à la cuisine, mais eût-il fait beau qu'elle n'en serait pas sortie davantage : deux soldats se relayaient pour la garder et lui interdire toute sortie. Les nuits n'étaient pas plus agréables. Josse allait mieux mais ne pouvait encore quitter sa chambre. Cependant, la cloison entre eux était si mince qu'elle entendait tous les bruits et parfois le son de sa voix lorsqu'on venait lui donner des soins ou lui porter sa nourriture. Et cette proximité lui était affreusement pénible parce qu'elle savait qu'un jour ou l'autre, elle allait prendre fin et qu'elle se trouverait en face de lui. Au moins le jour où l'armée entamerait sa retraite vers l'Allemagne. Que se passerait-il alors ? Le personnage que Batz lui avait fait endosser et auquel elle se cramponnait ne résisterait peut-être pas longtemps?... D'autant que ce maudit Westermann l'avait dénoncée comme appartenant au cercle de la Reine. Tôt ou tard, Brunswick exigerait la vérité, et Pontallec saurait alors qu'il n'était pas veuf. La solution était sans doute d'essayer de s'enfuir. Mais pour aller où ? Chez Batz ? Elle l'avait déçu et son retour ne serait pas le bienvenu. Le baron l'avait abandonnée à son sort avec trop de facilité pour qu'elle en pût douter. Pourtant, elle s'avouait, durant ses nuits sans sommeil, qu'elle désirait le revoir, reprendre auprès de lui le rôle qu'il lui avait assigné jusqu'à la fin qu'elle avait exigée, mais, en attendant, ouvrer ensemble à la grande tâche qu'il s'était donnée.

Une semaine passa ainsi. Le château et le village souffrirent de la faim. En outre, jamais on n'avait eu aussi froid en début d'automne. Les Prussiens abattaient les arbres du parc pour se chauffer. Ceux que la dysenterie ne décimait pas battaient la campagne à la recherche de gerbes oubliées dans un coin de grange, de quelques pommes de terre encore enfouies dans un champ ou de quelques têtes de bétail que l'on avait réussi à leur cacher. Cette armée qui avait été un modèle au temps du Grand Frédéric ressemblait à présent à une horde de sauvages. Officiers et soldats, naguère encore reluisants de propreté, se distinguaient difficilement les uns des autres. Une épaisse couche de crasse recouvrait les culottes et les tuniques déjà salies par la suie et la fumée. La boue crayeuse avait raidi les guêtres. Les hautes coiffures n'avaient plus de forme et pendaient lamentablement comme des bonnets de nuit le long de figures couvertes de poils hirsutes. Même les armes souffraient et les fusils se couvraient de rouille. Brunswick parlementait toujours. Il avait écrit un autre manifeste, moins violent que le premier, mais exigeant toujours que le roi de France soit rétabli dans ses droits. Dumou-riez riposta en lui annonçant que, s'il ne se décidait pas à accepter la retraite encore libre qu'on lui offrait, on aurait le regret de braquer les canons sur Hans et de réduire en poussière village, château et tout leur contenu. Laura, alors, demanda à parler au duc...

Une fois de plus il la reçut dans le grand salon, salon qu'elle eut peine à reconnaître : on était en train de le déménager. Des soldats emportaient plusieurs tableaux. Quant au portrait de Louis XIV, il avait déjà disparu et Laura considéra la place vide avec une stupeur indignée.

- Non seulement vous avez réduit la comtesse et ses enfants à la famine, vous saccagez son parc et en plus vous la volez? Oh, Monseigneur, quel homme êtes-vous donc?

Comme ses hommes il avait la barbe longue, des vêtements sales et il considéra Laura et sa simple robe bleue fraîchement repassée avec rancune. En effet, la châtelaine et son invitée forcée mettaient leur point d'honneur - grâce à une petite réserve de savon que Mme de Dampierre cachait jalousement - à garder leur apparence habituelle.

- A cause de vous, j'ai laissé votre ami m'enlever le plus beau diamant bleu qui soit au monde. C'est mon droit d'en emporter au moins le souvenir puisque, sur le portrait, le Roi le porte à son chapeau. Que voulez-vous ? Je n'ai pas de temps à vous consacrer...

- Vous m'en voyez ravie au fond ! Aussi je me demande pourquoi vous tenez tellement à me garder. Laissez-moi partir! Ma présence, vous venez de le dire, vous rappelle de mauvais souvenirs; mais je suis venue surtout vous prier d'un peu de compassion pour Mme de Dampierre et ses enfants. Elle n'a plus rien. Vous lui prenez tout, même ses meubles ! Que va-t-il lui advenir dans un château vide au milieu d'une région dévastée ?