La salle de bains n'était guère plus engageante, mais l'eau chaude y coulait abondamment.
Andrew prit une couverture dans le placard, un oreiller sur le lit, et prépara un couchage près de la fenêtre. Puis, il se glissa sous les draps et laissa la lampe de chevet allumée pendant que Suzie se douchait. Elle ressortit, une serviette autour de la taille, seins nus, et vint se blottir à côté de lui.
– Ne faites pas ça, dit-il.
– Je n'ai encore rien fait.
– Je n'ai pas vu de femme nue depuis longtemps.
– Et ça vous fait de l'effet ? chuchota-t-elle en glissant sa main sous les draps.
Sa main allait et venait lentement, serrant la verge d'Andrew, dont la gorge était trop nouée pour qu'il prononce un mot. Elle continua, jusqu'à ce que la jouissance arrive. Il voulut lui offrir du plaisir à son tour et se retourna pour embrasser ses seins, mais elle le repoussa délicatement et éteignit la lumière.
– Je ne peux pas, murmura-t-elle, pas encore.
Puis, elle se serra contre lui et ferma les yeux.
Andrew les garda grands ouverts, le regard rivé au plafond en retenant son souffle. Son bas-ventre collait aux draps, lui procurant une sensation désagréable. Celle d'une faute commise, d'un péché véniel auquel il n'avait su résister et qui, l'excitation retombée, lui donnait maintenant l'impression d'être sale.
La respiration de Suzie s'apaisa. Andrew se leva et se dirigea vers le bar d'appoint situé sous le poste de télévision. Il l'ouvrit, contempla avec envie les fioles d'alcool qui luisaient dans la lumière et le referma.
Il se rendit dans la salle de bains et s'appuya contre la fenêtre. La tempête de neige balayait les champs qui s'étendaient au-delà d'une ligne d'horizon qu'on ne devinait plus. Une éolienne rouillée virevoltait en gémissant sur son axe, la toiture d'une grange claquait sous les assauts du vent, un triste épouvantail aux airs de danseur décharné semblait vouloir parfaire une arabesque improbable. New York était bien loin, pensa Andrew, mais l'Amérique de son enfance était là, intacte en ces lieux désolés, et il eut envie de revoir, ne serait-ce qu'un instant, le visage rassurant de son père.
Quand il retourna dans la chambre, Suzie avait quitté le lit et poursuivait sa nuit sur le sol.
*
La salle du Dixie Lee ne ressemblait plus du tout à celle où ils avaient dîné. Une cacophonie de voix accueillait le matin. Les box et tabourets, qui la veille étaient vides, étaient tous occupés. Anita courait d'une table à l'autre, portant jusque sur ses avant-bras des superpositions d'assiettes qu'elle distribuait avec la dextérité d'un équilibriste de cirque.
Elle décocha un clin d'œil à Andrew et lui montra une petite table que deux chauffeurs routiers s'apprêtaient à quitter.
Suzie et Andrew s'y installèrent.
– Alors, bien dormi, les tourtereaux ? Ça a drôlement soufflé cette nuit, vous auriez vu la route à l'aube, elle était toute blanche, mais la neige n'a pas tenu. Il est quand même tombé presque un pied1. Je vous sers un hamburger ? Je rigole, mais comme vous prenez des pancakes au dîner...
– Deux cafés et deux omelettes complètes, la mienne sans jambon, répondit Suzie.
– Mais elle a une voix, la princesse ! Hier, j'ai cru que vous étiez muette. Deux omelettes, dont une sans jambon, et deux cafés, chantonna Anita en repartant vers le comptoir.
– Et dire qu'un homme dort dans son lit, soupira Suzie.
– Je la trouve pas mal, elle a dû être jolie.
– C'est chouette Broadway ! reprit Suzie d'une voix criarde, exagérant sa parodie en faisant semblant de mastiquer un chewing-gum.
– J'ai grandi dans un patelin comme ça, dit Andrew. Les gens qui vivent ici sont plus généreux que mes voisins new-yorkais.
– Changez de quartier !
– Je peux savoir ce qui vous met de si bonne humeur ?
– J'ai mal dormi et je n'aime pas le bruit quand j'ai l'estomac vide.
– Hier soir...
– C'était hier soir, et je n'ai pas envie d'en parler.
Anita leur apporta leurs petits déjeuners.
– Qu'est-ce qui vous amène par ici ? demanda-t-elle en les posant devant eux.
– Des vacances bien méritées, répondit Andrew, nous visitons les Adirondacks.
– Allez voir la réserve de Tupper Lake. Ce n'est pas la meilleure saison, mais même en hiver, c'est magnifique.
– Oui, nous irons à Tupper Lake, répliqua Andrew.
– Arrêtez-vous au musée d'Histoire naturelle, il vaut le détour.
Suzie n'en pouvait plus. Elle réclama l'addition à Anita qui comprit que sa présence n'était pas appréciée. La serveuse griffonna sur son carnet, détacha la fiche et la tendit à Suzie.
– Le service est inclus, dit-elle en s'éloignant, l'air hautain.
*
Une demi-heure plus tard, ils traversaient le village de Schroon Lake.
Andrew arrêta la voiture au milieu de la grande rue.
– Rangez-vous devant l'épicerie, dit Suzie.
– Et ensuite ?
– Dans ce genre de bled, les épiciers jouissent d'une grande autorité, je sais de quoi je parle.
L'épicerie avait l'aspect d'un grand bazar. De part et d'autre de l'entrée étaient répartis des cageots de légumes et des tonneaux de salaison. Au centre, les rayonnages étaient remplis d'articles ménagers, l'arrière du commerce faisait office de quincaillerie et de magasin de bricolage. On pouvait tout trouver chez Broody & Sons, sauf un semblant de modernité. Suzie s'adressa à l'homme qui se tenait derrière la caisse et lui demanda à parler au propriétaire.
– Vous l'avez devant vous, répondit Dylon Broody, du haut de sa trentaine.
– Celui que je cherche est un peu plus âgé que vous.
– Jack est en Afghanistan et Jason en Irak, vous n'avez pas de mauvaises nouvelles, j'espère ?
– La génération d'avant, reprit Suzie, et non, aucune mauvaise nouvelle.
– Mon père fait ses comptes dans l'arrière-boutique, ce n'est pas le moment de le déranger.
Suzie traversa le magasin et frappa à la porte du bureau alors qu'Andrew la rejoignait.
– Fiche-moi la paix, Dylon, je n'ai pas fini, entendit-elle crier.
Suzie entra la première. Elliott Broody était un petit homme au visage buriné. Il releva la tête de son grand livre et regarda cette visiteuse inattendue en fronçant les sourcils. Il ajusta ses lunettes sur son nez et replongea dans ses comptes.
– Si c'est pour me vendre quelque chose, vous vous êtes déplacés pour rien. Je suis en inventaire et mon couillon de fils ne sait toujours pas gérer un stock.
Suzie sortit une photographie de sa poche et la posa sur le livre de comptes.
– Vous avez connu cette femme ?
L'épicier observa la photographie oblitérée par le temps. Il l'examina attentivement et fixa Suzie. Puis il se leva et approcha le visage en noir et blanc de Liliane Walker de celui presque aussi pâle de sa petite-fille.
– Bon sang que vous lui ressemblez, dit le vieil épicier. Cela fait si longtemps. Mais je ne comprends pas, vous êtes trop jeune pour être sa fille ?
– Liliane était ma grand-mère, vous l'avez donc connue ?
– Fermez cette porte et asseyez-vous. Et puis non, se ravisa l'épicier, pas ici.
Il attrapa sa canadienne au portemanteau et tourna le loquet d'une petite porte qui s'ouvrait sur le terrain vague à l'arrière de l'épicerie.
– C'est là que je viens fumer en cachette, avoua Elliott en soulevant le couvercle d'un fût. Il sortit un paquet de cigarettes, en proposa à ses deux visiteurs, avant de s'en coller une entre les lèvres et de gratter une allumette.
– Après, je vous emmène prendre un café ?
La tension qui s'emparait de Suzie était palpable. Andrew posa sa main sur son épaule et lui fit comprendre d'un regard appuyé de ne rien laisser paraître.
– Au village, on appelait votre grand-mère Mata Hari.
– Pourquoi ce surnom ?
– Personne n'était dupe de ce qu'elle venait faire ici. Au début, ça ne plaisait pas beaucoup, mais votre grand-mère savait s'y prendre pour séduire son entourage. Elle était aimable et généreuse. Alors, les gens du coin ont fini par fermer les yeux et l'apprécier pour ce qu'elle était.
– Fermer les yeux sur quoi ? demanda Suzie d'une voix chancelante.
– Tout ça n'a plus grande importance, c'est du passé. Ce qui compte, c'est ce qu'elle vous a laissé. Je me doutais bien qu'un jour quelqu'un viendrait, avec tout cet argent dépensé, mais c'était sa fille que j'attendais.
– Ma grand-mère a laissé quelque chose pour moi, ici, dans votre magasin ?
Elliott Broody partit d'un grand éclat de rire.
– Non, pas vraiment, j'aurais eu du mal à la ranger dans ma remise.
– Ranger quoi ?
– Allez, suivez-moi, dit Elliott en sortant un trousseau de clés de sa poche.
Il s'éloigna vers un pick-up garé au bout du terrain vague.
– On tient à trois à l'avant, dit-il en ouvrant la portière. Grimpez !
Les cuirs de la banquette étaient aussi burinés que le visage d'Elliott. L'habitacle sentait l'essence. Le moteur toussota et se mit à ronronner. Elliott Broody enclencha une vitesse au volant et le pick-up fit un bond en avant.
L'épicier klaxonna en passant devant la vitrine de son commerce et fit un signe à son fils, qui le regarda étonné. Trois kilomètres plus loin, le pick-up bifurqua sur un chemin de terre et s'arrêta devant un ponton.
– On est presque arrivés, dit l'épicier en descendant.
Il marcha jusqu'au bout du ponton, et invita Suzie et Andrew à monter dans l'embarcation qui s'y trouvait amarée. Elliott cracha dans ses mains avant de tirer de toutes ses forces sur l'enrouleur d'un vieux moteur à deux temps accroché à l'arrière de sa barque. Il dut s'y reprendre à trois fois. Andrew lui proposa son aide, mais reçut un regard noir en réponse.
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