– Tu arrives à bouger ?
Shamir répondit oui de la tête. Il recouvra ses esprits et tenta de se redresser.
– J'ai mal aux côtes et à l'épaule, gémit-il. Et toi ?
– Comme si j'étais passée sous un rouleau compresseur, mais rien de cassé. J'ai perdu connaissance en tombant au fond de la crevasse, et je n'ai aucune idée du temps qui s'est écoulé depuis notre chute.
– Ta montre ?
– Elle est cassée.
– Et la mienne ?
– Elle n'est plus à ton poignet.
– Nous allons crever d'hypothermie si on ne fait rien. Aide-moi à me dégager.
Suzie creusa la neige qui recouvrait Shamir jusqu'au bassin.
– Tout ça est de ma faute, hurla-t-elle en redoublant d'efforts pour le libérer.
– Est-ce que tu as pu apercevoir le ciel ? demanda Shamir en essayant de se lever.
– Un petit bout, mais je n'en suis pas sûre, il faudrait que le temps se lève.
– Ouvre ma combinaison et frictionne-moi. Dépêche-toi, je suis en train de mourir de froid. Et remets tes gants tout de suite. Si tes doigts gèlent, nous sommes fichus.
Suzie attrapa son sac à dos qui l'avait protégée dans sa chute. Elle en sortit un tee-shirt et dégagea la fermeture Éclair de la combinaison de Shamir. Elle le frictionna sans relâche, Shamir résistant à une douleur qui devenait insoutenable. Quand il fut à peu près sec, Suzie lui fit un bandage de fortune autour du torse, referma la combinaison, et déplia son sac de couchage.
– Glisse-toi dedans avec moi, dit-il. Il faut se tenir chaud. C'est notre seule chance.
Pour une fois, Suzie obéit. Elle fouilla encore son sac à dos et vérifia à tout hasard l'écran de son téléphone cellulaire avant de l'éteindre. Puis elle aida Shamir à s'installer à l'intérieur du sac de couchage et s'y blottit contre lui.
– Je suis épuisée.
– Il faut lutter, si on s'endort, on ne se réveillera pas.
– Tu crois qu'ils nous trouveront ?
– Personne ne s'apercevra de notre disparition avant demain. Et je doute que les secours nous cherchent ici. Il faut remonter.
– Comment veux-tu remonter ?
– Nous allons reprendre des forces et si le lever du jour nous apporte un peu de lumière, nous chercherons nos piolets. Avec un peu de chance...
Suzie et Shamir restèrent ainsi de longues heures à scruter la pénombre. Lorsque leur vue s'y accommoda, ils découvrirent que le fond de la crevasse se prolongeait vers une grotte souterraine.
Un rai de lumière finit par percer l'obscurité à une trentaine de mètres au-dessus de l'endroit où ils se trouvaient. Shamir secoua Suzie.
– Levons-nous, ordonna-t-il.
Suzie regarda devant elle. Le spectacle qui s'offrait soudain était aussi beau que terrifiant. À quelques mètres, une voûte de glace surplombait un gouffre aux parois scintillantes.
– C'est un aven, souffla Shamir, en pointant du doigt le haut de la trouée. Un puits naturel qui relie une doline à un gouffre souterrain. La circonférence est étroite, nous pourrions peut-être l'escalader en grimpant en cheminée.
Il lui montra alors la voie qui lui semblait possible. La déclivité était importante, mais d'ici une à deux heures, le soleil aurait attendri la glace et leurs crampons pourraient s'y accrocher. Cinquante mètres, soixante peut-être, difficile d'apprécier la hauteur qui les séparait de la surface, mais s'ils réussissaient à atteindre la corniche qu'ils apercevaient, le boyau qui la prolongeait était suffisamment étroit pour pouvoir y grimper, dos à la paroi en poussant sur les jambes.
– Et ton épaule ? demanda Suzie.
– La douleur est tolérable. De toute façon, c'est notre seule chance, remonter par la crevasse est impossible. En attendant, il faut retrouver nos piolets.
– Et si nous avancions dans la grotte, il y a peut-être une autre sortie ?
– Pas en cette saison. Même si une rivière souterraine passait par là, elle serait gelée. La seule issue de secours est à la verticale de cet aven. On ne pourra pas s'y attaquer aujourd'hui. Il nous faudra au moins cinq heures pour grimper, je nous en donne deux tout au plus avant que le soleil bascule sur l'autre versant, et dans le noir, c'est injouable. Reprenons des forces et allons chercher notre matériel. La température dans cette grotte est moins glaciale que ce que je croyais, nous pouvons même essayer de dormir un peu dans le sac de couchage.
– Tu crois vraiment qu'on peut s'en sortir ?
– Tu as le niveau pour grimper cette cheminée, tu passeras la première.
– Non, toi d'abord, supplia Suzie.
– J'ai trop mal aux côtes pour pouvoir te hisser, et si je dévissais, je t'entraînerais avec moi.
Shamir retourna à l'endroit de leur chute. La douleur lui coupait le souffle, mais il s'efforçait de ne rien montrer à Suzie. Tandis qu'il creusait la neige avec ses gants dans l'espoir de retrouver ses piolets, elle s'éloigna vers le fond de la grotte.
Soudain, il l'entendit l'appeler. Shamir se retourna et revint sur ses pas.
– Viens m'aider à chercher notre matériel, Suzie !
– Oublie tes piolets et viens voir !
Au fond de la caverne, un tapis de glace, lisse comme si elle avait été damée par un engin mécanique, s'étendait devant eux, avant de plonger dans l'obscurité.
– Je vais chercher la lampe torche.
– Viens avec moi, ordonna Shamir. Nous explorerons cet endroit plus tard.
Suzie fit demi-tour à contrecœur et retourna là où Shamir avait entrepris ses fouilles.
Ils creusèrent la neige pendant une heure. Shamir distingua une sangle du sac à dos qu'il avait perdu dans sa chute et soupira de soulagement. Cette trouvaille lui redonna espoir. Mais aucune trace des piolets.
– Nous avons deux lampes torches, deux réchauds, double ration de nourriture et deux cordes de quarante-cinq mètres. Regarde cette paroi où la lumière entre, dit-il. Le soleil fait fondre la glace, il faut aller recueillir de l'eau. Nous allons très vite nous déshydrater.
Suzie se rendit compte qu'elle crevait de soif. Elle récupéra sa gamelle et essaya de la faire tenir en équilibre, là où la glace s'égouttait.
Shamir ne s'était pas trompé, la lumière pâlissait et disparut bientôt, comme si une présence maléfique venait de refermer la trouée de ciel au-dessus de leurs têtes.
Suzie alluma sa lampe frontale. Elle regroupa ses affaires, ouvrit le sac de couchage et se glissa à l'intérieur.
Shamir avait perdu la sienne. Il prit la lampe torche et continua de creuser la neige, sans succès. À bout de forces, le souffle court et les poumons en feu, il se résolut à prendre un peu de repos. Lorsqu'il rejoignit Suzie, elle brisa sa barre de céréales et lui tendit une moitié.
Shamir ne pouvait rien avaler, déglutir lui soulevait le cœur.
– Combien de temps ? demanda Suzie.
– Si nous nous rationnons, si nous récupérons assez d'eau, si une avalanche ne vient pas recouvrir l'aven, six jours peut-être.
– Je te demandais au bout de combien de temps nous allions mourir, mais je suppose que tu m'as répondu.
– Les secours ne mettront pas si longtemps à partir à notre recherche.
– Ils ne nous trouveront pas, tu l'as dit toi-même. Pas au fond de ce trou. Je n'arriverai jamais à atteindre la vire que tu m'as montrée tout à l'heure, et même si j'y arrivais, escalader le puits en cheminée sur soixante mètres est au-dessus de mes forces.
Shamir soupira.
– Mon père me disait, quand tu ne peux pas envisager une situation dans sa globalité, aborde-la étape par étape. Chacune te paraîtra envisageable et l'addition de petits succès te conduira jusqu'au but que tu t'es fixé. Demain matin, dès que le jour éclairera suffisamment la crevasse, nous étudierons la façon d'atteindre la corniche. Pour le puits, s'il faut attendre le jour suivant, nous attendrons. Maintenant, économise tes piles et éteins cette lampe.
Dans cette noirceur qui les enveloppait, Shamir et Suzie entendaient au-dessus d'eux le souffle du vent balayer la montagne. Elle posa sa tête sur l'épaule de Shamir et lui demanda pardon. Mais Shamir, épuisé par la douleur, s'était endormi.
*
Suzie fut réveillée au milieu de la nuit par un grondement de tonnerre et, pour la première fois, elle pensa qu'elle allait crever là, au fond de cette crevasse. Ce qui la terrifiait, plus encore que l'idée de mourir, était le temps que cela prendrait. Une crevasse n'est pas un endroit pour les vivants, avait-elle lu un jour dans un récit d'alpinisme.
– Ce n'est pas l'orage, chuchota Shamir, c'est une avalanche. Rendors-toi et cesse de penser à la mort, il ne faut jamais y penser.
– Je n'y pensais pas.
– Tu t'es serrée si fort contre moi que tu m'as réveillé. Nous avons encore du temps devant nous.
– J'en ai marre d'attendre, dit Suzie.
Elle quitta le sac de couchage, et alluma sa frontale.
– Qu'est-ce que tu fais ? demanda Shamir.
– Je vais me dégourdir les jambes. Reste là et repose-toi, je ne m'éloignerai pas.
Shamir n'avait pas la force de la suivre. À chaque inspiration, le volume d'air entrant dans ses poumons diminuait et il redouta le moment où il viendrait à en manquer si son état continuait de se dégrader. Il pria Suzie d'être prudente et se rendormit.
Suzie avança dans la grotte, prenant garde à la consistance du sol. On ne sait jamais où se situe le véritable plancher d'une crevasse, la croûte pouvait encore se dérober. Elle passa sous la voûte et pénétra dans la vaste galerie qu'elle avait aperçue lorsque Shamir lui avait ordonné de rebrousser chemin. Son visage changea d'expression, et elle s'y engagea, d'un pas résolu.
– Je sais que tu es par là, tout près. Cela fait des années que je te cherche, chuchota-t-elle.
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