Andrew s'efforça de ne rien laisser filtrer de l'impatience qui le gagnait.

– D'accord tu toucheras ton argent. Quand auras-tu fini ?

– Avec mon ordinateur, rapprocher phrases et mesures est un jeu d'enfant, je devrais avoir complété le texte dans une heure tout au plus.

– Nous serons chez toi dans vingt minutes, envoie-moi par e-mail ce que tu as déjà fait, je le lirai en chemin.

– Vous me promettez que vous me paierez ?

– Je n'ai qu'une parole.

Jack Colman raccrocha.







12.

Andrew demanda son chemin au gardien du campus.

Suzie le précéda en s'engouffrant dans le bâtiment C de la résidence étudiante.

Andrew frappa à la porte. Colman devait travailler avec un casque sur les oreilles. Suzie frappa à son tour, et comme Colman ne répondait toujours pas, elle entra dans la chambre.

Jack dormait, la tête sur son clavier. Intriguée, Suzie regarda Andrew et s'approcha du bureau. Elle posa la main sur l'épaule de Colman, le bras du jeune homme retomba lourdement le long de son corps, son visage était blême.

Suzie poussa un cri qu'Andrew tenta d'étouffer en lui mettant sa main sur la bouche. Elle le repoussa et secoua Colman par les épaules. La tête de Jack dodelinait sur le clavier, mais ses yeux restaient mi-clos, sans la moindre expression de vie.

– Appelez une ambulance, implora Suzie.

Andrew appuya son index sur la carotide de Colman.

– Je suis désolé, vraiment désolé, dit-il, la gorge serrée.

Suzie s'agenouilla à côté de Jack Colman, et empoigna sa main inerte. Et tandis qu'elle conjurait Colman de se réveiller, Andrew la força à se relever.

– Vous êtes en train de laisser des empreintes partout, murmura-t-il. Allez, venez, fichons le camp.

– Je m'en moque de mes empreintes !

– C'est tragique, mais on ne peut plus rien faire.

Andrew remarqua un bout de carton blanc sous la joue de Colman. Il tira dessus et reconnut sa carte de visite. Une idée lui vint, comme une fulgurance qui pendant un court instant l'arracha à la situation dans laquelle il se trouvait.

– Et merde, tant pis pour les empreintes, bougonna-t-il.

Il déplaça la tête de Colman et s'empara du clavier, devant Suzie qui ne comprenait rien à sa précipitation.

Il ouvrit le navigateur, se connecta à la messagerie du New York Times, tapa son identifiant et son mot de passe et accéda à sa boîte mail.

Il y découvrit les courriels qu'il n'avait pas ouverts depuis plusieurs jours, le plus récent apparaissait en haut de l'écran et émanait de Jack Colman.

Le jeune homme avait dû le rédiger après leur conversation téléphonique. En s'effondrant sur les touches de son clavier, il en avait activé l'envoi.

Et pendant qu'Andrew essayait de lire les premières lignes, il s'aperçut que les autres courriels en attente disparaissaient l'un après l'autre.

– Quelqu'un pirate ma messagerie, cria-t-il.

La liste des e-mails se réduisait de seconde en seconde.

Andrew appuya précipitamment sur deux touches. L'imprimante de Colman se mit à ronronner et un feuillet apparut dans le bac.

Andrew le rangea dans sa poche, ralluma son portable et appela le 911.


*

La chambre d'étudiant grouillait de policiers. Les ambulanciers dépêchés sur place s'en étaient allés après avoir constaté le décès. Il n'y avait aucune blessure apparente, aucune trace de lutte, aucune seringue, rien qui indiquât à première vue une agression ou même une overdose.

Un jeune homme était mort devant son écran d'ordinateur et l'inspecteur qui recueillait le témoignage d'Andrew lui dit que la cause du décès semblait être d'origine naturelle. Ce ne serait pas le premier jeune à mourir d'une malformation cardiaque, d'une rupture d'anévrisme, d'un abus d'amphétamines ou simplement des effets d'une hygiène de vie déplorable. « Les étudiants ne reculaient plus devant rien pour réussir leurs examens », soupira-t-il. Il en avait vu d'autres dans sa carrière. L'autopsie confirmerait tout cela. En attendant, Suzie et Andrew étaient priés de ne pas quitter l'État de New York et de se présenter au commissariat dans les vingt-quatre heures pour y faire chacun leur déposition.

Avant de les autoriser à partir, l'inspecteur appela le New York Times et souhaita s'entretenir avec la rédactrice en chef d'Andrew pour s'assurer que le reporter Stilman travaillait bien à un article sur la Juilliard School et qu'il devait à cet effet rencontrer cet après-midi un certain Jack Colman. Olivia Stern le lui confirma sans la moindre hésitation. Elle demanda à l'inspecteur si elle pouvait dire un mot à son journaliste. L'inspecteur lui tendit le téléphone.

– Il va de soi que je vous attends à mon bureau dans l'heure, dit Olivia.

– C'était une évidence.

Andrew rendit le portable à l'inspecteur.

– Désolé, j'étais obligé de vérifier, c'est la procédure. Mais je n'ai pas dit que vous étiez avec votre petite amie.

– Je vous remercie, répondit Andrew, bien que ce ne soit pas interdit par notre règlement.

L'inspecteur les libéra.


*

– Pourquoi n'avez-vous rien dit ? s'exclama Suzie sur le trottoir.

– Dit quoi ? Qu'en demandant à ce garçon de nous aider à assembler les morceaux manquants d'un opéra, nous l'avions condamné à mort ? Qu'il a probablement été exécuté par un tueur professionnel et que nous avons de bonnes raisons de croire à cette hypothèse parce que vous avez dessoudé un de ses collègues avant-hier soir ? Vous avez besoin que je vous rappelle ce qui s'est passé sur l'île ? Qui de nous deux ne voulait pas qu'on prévienne les flics de peur que son enquête s'arrête ?

– Je dois parler à Knopf, que ça vous plaise ou non.

– Faites comme bon vous semble, moi, je dois aller parler à ma rédactrice en chef et je n'ai pas la moindre idée du bobard que je vais lui servir pour qu'elle me foute la paix. J'emporte le texte, je l'étudierai au journal, on se retrouve en fin de journée à l'hôtel. Je n'aime pas l'idée de vous laisser seule, soyez prudente et ne rallumez pas votre portable.

– Vous l'avez bien fait, vous !

– Je n'avais pas le choix et je le regrette.


*

Andrew avait besoin de se remettre les idées en place. Une vingtaine de blocs le séparaient du journal, il décida de les parcourir à pied. En entrant dans le premier bar venu, il commanda un Fernet-Coca, le barman n'en servait pas et Andrew ressortit furieux.

En chemin, il s'arrêta devant une cabine téléphonique et composa un numéro à San Francisco.

– C'est Andrew Stilman à l'appareil. Je vous dérange ?

– Tout dépend du service que vous allez encore me demander, répliqua l'inspecteur Pilguez.

– Je me suis retrouvé accidentellement sur une scène d'homicide. J'y ai laissé pas mal d'empreintes, j'ai besoin d'une recommandation auprès de vos collègues.

– C'est-à-dire ?

– Que quelqu'un comme vous leur assure que je ne suis pas le genre d'homme à assassiner un gosse. La victime avait vingt ans au plus. J'ai besoin qu'on me laisse tranquille, le temps de boucler une enquête.

Pilguez ne répondait pas, Andrew entendait le souffle de sa respiration.

– Et bien sûr, vous vous trouviez sur les lieux du crime par hasard ? finit-il par lâcher d'un ton flegmatique.

– Plus ou moins.

– Ça s'est passé où ?

– À la résidence étudiante de la Juilliard Academy, sur la 65e.

– Vous avez une idée de qui a fait le coup ?

– Non, mais c'est un travail de professionnel.

– C'est bon, je vais passer ce coup de fil. Dans quelle histoire êtes-vous encore allé vous fourrer, Stilman ?

– Si je vous disais que je n'en sais rien, vous me croiriez ?

– Est-ce que j'ai le choix ? Vous avez besoin d'un coup de main ?

– Je ne pense pas, non, en tout cas pas encore.

– Le cas échéant, n'hésitez pas, je m'ennuie comme un rat mort en ce moment.

Pilguez raccrocha.

Arrivé devant les locaux de la rédaction, Andrew releva la tête pour contempler les lettres du New York Times sur la façade. Il enfouit ses mains dans les poches de sa gabardine et poursuivit son chemin.


*

Knopf attendait Suzie, lisant le journal, sur un banc du Washington Square. Elle s'assit à côté de lui.

– Vous faites une tête, dit Knopf en repliant son journal.

– Je suis paumée, Arnold.

– Ce doit être sérieux pour que vous m'appeliez par mon prénom.

– J'aurais dû vous écouter et renoncer à aller sur cette île. J'ai tiré sur quelqu'un, et je vais devoir vivre avec ça toute ma vie.

– Vous avez tué le journaliste ?

– Non, l'homme qui tentait de le noyer.

– Alors c'était de la légitime défense.

– Quand vous regardez le crâne ensanglanté de quelqu'un que vous venez de tuer, ça ne change pas grand-chose.

– Bien sûr que si. Si c'était lui qui s'était penché sur votre crâne ensanglanté, ça aurait changé beaucoup de choses, pour moi comme pour vous. Vous en avez fait quoi de ce corps ?

– Nous l'avons balancé au fond du lac.

– C'est ce qu'il convenait de faire.

– Je n'en sais rien, j'aurais peut-être dû écouter Andrew et appeler la police. Mais je n'écoute personne.

– Je ne compte plus les heures que j'ai passées à vous protéger. Des autres et de vous-même. Je vais nous épargner à tous deux le récit de vos exploits d'adolescente rebelle, mais que vos empreintes apparaissent sur un cadavre, même dans un contexte de légitime défense, aurait été tout à fait contrariant.