– Ah, tout de même ! J'ai cru que vous m'aviez prise pour une tenancière de bordel. Je vous écoute, de quoi s'agit-il ?

– De documents officiels, d'articles, de la moindre déclaration que vous pourriez me trouver sur les réserves pétrolières en Arctique, les comptes-rendus d'expéditions géologiques et météorologiques entreprises autour du cercle polaire, et aussi du rapport le plus récent sur la fonte des glaces, de préférence rédigé par des scientifiques étrangers.

– Et tout ça pour demain ?

– En fin de semaine, ce serait parfait.

– Vous repasserez me voir ?

– Non, pas avant quelque temps.

– Alors, je vous l'envoie où, ce dossier ?

– Vous allez créer une boîte mail à votre nom et vous n'aurez qu'à prendre celui de votre chat comme mot de passe, je m'y connecterai.

– Vous êtes sur un gros coup, Stilman ? demanda Dolorès sur le pas de la porte

– Plus gros que tout ce que vous pourriez imaginer.

– Avec vous, je n'imagine rien, comme ça, je ne suis jamais déçue, dit-elle en lançant un dernier regard à Suzie.

Et Dolorès s'esquiva.







13.

Elias Littlefield siégeait à l'extrémité d'une longue table, distribuant la parole à tour de rôle à ses collaborateurs. Il les écouta avec la plus grande attention. Les dossiers étaient nombreux et la réunion durait déjà depuis deux heures. Son portable vibra, il y jeta un regard discret, le saisit et s'excusa en se levant.

Il emprunta la porte qui se trouvait au bout de la salle de réunion et alla s'installer à son bureau. Il fit pivoter son fauteuil pour contempler la vue avant d'engager son interlocutrice à lui parler.

– Knopf vient de s'en aller, dit-elle.

– Qu'est-ce qu'il voulait ?

– Savoir si ses deux protégés étaient venus me voir. J'ai suivi vos consignes, je lui ai dit la vérité.

– Vous leur avez montré la photo ?

– La copie, avec l'adresse que vous m'aviez demandé de remplacer au dos.

– Personne ne s'est douté de rien ?

– Après leur départ, j'ai remis en place celle que Knopf m'avait confiée, au cas où il viendrait la récupérer, mais pour l'instant il ne l'a pas fait. Je n'aurais jamais soupçonné qu'il fasse cavalier seul, lorsqu'il est venu me voir hier.

– Nous en portons une part de responsabilité. Knopf est de l'ancienne école, il n'a jamais accepté d'avoir été tenu à l'écart après son transfert chez nous.

– Qu'est-ce qu'il va devenir ?

– Ne vous inquiétez pas pour lui, nous le renverrons à sa retraite, il est inoffensif désormais. Merci pour ce soir.

Lorraine Gordon raccrocha et retourna s'occuper de ses clients. Elias rejoignit la salle de réunion.

– Knopf va débarquer ici dans peu de temps, je veux que chacun soit à son poste avant qu'il n'arrive. Où en sommes-nous de la pose des écoutes ?

– Impossible de planquer en bas de chez lui, il est trop aguerri pour ne pas s'en rendre compte, impossible aussi de rentrer dans son appartement. Son compagnon travaille à domicile, et quand il s'absente, leur majordome veille au grain.

– Débrouillez-vous pour les faire sortir tous les deux, foutez le feu s'il le faut. Je veux que l'on enregistre la moindre de ses conversations, même ce qu'il chante sous la douche. Où sont Baker et le journaliste ?

– Nous les avons pris en filature à la sortie du club. Ils se sont réfugiés dans les locaux du New York Times, nous surveillons toutes les issues.

– Vous quatre, dit Elias en se tournant vers les deux femmes et les deux hommes assis à sa gauche, vous partez en Norvège dès demain. Vous formerez deux équipes. Quand vos cibles se présenteront au musée, vous interviendrez. Knopf se rendra à sa planque, là où il espérait les retrouver, vous l'intercepterez aussi, mais en douceur. Avec un peu de chance, il se fera prendre avec le dossier.

– Vous pensez qu'il sait vraiment où il se trouve ? demanda l'homme qui se tenait à la droite d'Elias. Pourquoi ne serait-il pas allé le chercher avant pour le leur remettre ?

– Parce qu'il n'en a jamais eu l'intention. Knopf n'est pas un traître. Il ne nous aurait jamais tourné le dos si cette Suzie Baker ne s'était pas compromise. Mais nous avons chacun notre talon d'Achille, le sien, c'était le sénateur Walker. Il l'aimait et s'est toujours comporté en chien de garde à son égard. Je le soupçonne d'ailleurs de l'aimer encore. Je préférerais qu'il en soit autrement, les choses sont ce qu'elles sont et nous n'avons plus d'autre choix que de réduire tout ce petit monde au silence. Une fois pris la main dans le sac, Knopf rentrera dans le rang, c'est un homme doué de bon sens.

– Et son compagnon ? questionna l'homme à la droite de Littlefield.

– Quand vous aurez enfin réussi à placer les écoutes, nous saurons ce qu'il sait ou ne sait pas, nous aviserons.

– Vous ne croyez pas que nous devrions leur lâcher la bride ? intervint un autre participant. S'ils ne réussissent pas à sortir du pays, comment voulez-vous qu'ils arrivent jusqu'à Oslo ?

– Croyez-moi, Knopf leur en donnera les moyens. Si leur départ était trop facile, il s'en inquiéterait.


*

Dormir par terre n'avait pas dérangé Suzie, mais Andrew, lui, avait les reins endoloris. Il se frotta le bas du dos en grimaçant.

– Nous pourrions essayer par le Canada, dit-il en se penchant sur l'écran de Dolorès.

– Essayer quoi ?

– Le Mexique serait plus sûr. De là, nous pourrions rouler jusqu'au Guatemala et embarquer à Guatemala City vers l'Europe. La NSA n'est pas très populaire en Amérique du Sud.

– Six jours, sept pour arriver à destination ? C'est dément.

– JFK me tenterait bien, nous serions à Oslo demain, ou morts, ce qui est plus probable d'ailleurs.

– Je peux utiliser ce téléphone sans risque ? interrogea Suzie.

– Depuis le Watergate, les lignes des journalistes sont sûres, je ne pense pas que le gouvernement s'amuserait à mettre le New York Times sous écoute, ce serait trop risqué pour eux. Qui voulez-vous appeler ?

– Mon agence de voyages, répondit Suzie en défiant Andrew du regard.

– Elle est ouverte à 5 heures du matin ?


*

Stanley regarda le réveil sur la table de nuit et leva les yeux au ciel. Il râla et repoussa les draps à ses pieds avant de quitter son lit. Il enfila sa robe de chambre et hurla un « J'arrive » alors que le téléphone continuait de sonner.

– Tu as oublié quelque chose ? demanda-t-il en décrochant.

– C'est Suzie, Stanley, il faut que je parle à Arnold.

– Vous avez conscience de l'heure ?

– C'est urgent.

– Quand est-ce que ça ne l'est pas avec vous ?

– Ne raccrochez pas, Stanley, cette fois-ci, c'est grave et cela concerne également Arnold. Réveillez-le et passez-le-moi, je vous en prie.

– Il n'est pas rentré et il ne rentrera pas avant plusieurs jours. J'ai eu l'agréable surprise de l'apprendre par un message sur notre répondeur. Et vous vous doutez bien que je ne sais pas où il est. Qu'est-ce que vous lui vouliez ?

– Qu'il m'aide à me rendre à Oslo au plus vite, et quand je dis au plus vite, je parle d'une vraie course contre la montre.

– Eh bien prenez l'avion !

– Pas sur une ligne régulière, c'est impossible.

Stanley entortilla le cordon autour de ses doigts et regarda la photo d'Arnold et lui posée sur le guéridon. Elle avait été prise au Belize, au cours des rares vacances qu'ils s'étaient accordées et encore, Stanley était presque certain que Knopf n'avait pas choisi cette destination par hasard.

– Si je vous aide à vous rendre en Norvège, y aurait-il une infime chance que vous vous y installiez ? C'est beau, la Norvège, vous pourriez être heureuse là-bas, vous qui aimez tant le froid.

– Si vous m'aidez, Stanley, je vous promets que vous n'aurez plus jamais affaire à moi, et Arnold non plus.

– Que Dieu vous entende ! Laissez-moi étudier cela et retrouvez-moi devant la patinoire de Central Park dans une heure.

Après avoir raccroché, Stanley s'empara du cadre photo sur le guéridon et murmura à son compagnon :

– J'espère que tu tiendras ta promesse, mon vieux, parce que sinon, c'est moi qui ne serai plus là quand tu rentreras.


*

Le parc baignait encore dans la nuit claire. De rares joggeurs empruntaient déjà les allées. On pouvait voir leur souffle embué qui semblait les précéder à chaque foulée. Stanley comptait ses pas devant l'entrée de la patinoire, luttant contre le froid. Il sursauta quand Suzie posa la main sur son épaule.

– Bon sang, ne faites pas des choses comme ça, j'ai le cœur fragile.

– Désolée, je dois être discrète en ce moment.

– Qu'avez-vous encore fait ? Oh, et puis ne m'en dites rien, je ne veux pas le savoir.

– Vous avez pu...

– Vous étiez pressée, non ? Alors laissez-moi parler !

Stanley regarda par-dessus l'épaule de Suzie.

– Qui est ce type qui nous épie derrière cet arbre ?

– Un ami.

– Il est tout à fait grotesque. Présentez-vous dans les locaux d'Atlantic Aviation à l'aéroport de Teterboro à 11 heures sous le nom de Mme Clarks. Si vous voyagez avec ce zozo qui se prend pour un singe, vous n'aurez qu'à prétendre qu'il est votre garde du corps. Un homme viendra vous chercher et fera en sorte que vous embarquiez sans que personne vous contrôle.

– Et ensuite ?

– Ensuite, vous me faites confiance et vous serez à Oslo demain.

– Merci, Stanley.

– Ne me remerciez pas, je suppose que c'est ce qu'Arnold aurait attendu de moi. Je le fais pour lui, pas pour vous, même si malheureusement, c'est un peu la même chose. Au revoir, Suzie.