– Là mon enfant, c'est vous qui devenez grandiloquente. Ne pleurez pas, je vous en prie, ça m'est insupportable et puis je ne le mérite pas. Je vous ai trahie.

– Taisez-vous, chuchota Suzie la voix étouffée par les larmes, vous dites n'importe quoi.

– Non, je vous assure, je voulais récupérer ce dossier à tout prix, je me suis servi de vous. Je comptais marchander votre sécurité en échange, mais quoi qu'il soit advenu je l'aurais détruit. L'amour que je porte à mon pays est plus important que tout autre. Que voulez-vous, on ne se refait pas à mon âge. Maintenant, écoutez-moi. J'ai conservé le peu de forces qu'il me restait pour vous confier ce que je sais.

– Qui vous a fait ça ? demanda Suzie en prenant la main ensanglantée de son parrain.

– Tout à l'heure, laissez-moi finir. Les preuves de l'opération Snegourotchka, je crois savoir où elles se trouvent. Elles sont votre sauf-conduit, mais je veux que vous me fassiez une promesse et que vous la teniez.

– Quelle promesse ? questionna Andrew.

– C'est justement à vous que j'allais m'adresser. Ne publiez rien, j'admets qu'une telle affaire vous servirait le prix Pulitzer sur un plateau d'argent, mais les conséquences seraient désastreuses. J'en appelle à votre patriotisme.

– À mon patriotisme ? ricana Andrew. Vous savez combien de personnes sont mortes en quelques jours à cause de votre foutu patriotisme ?

– Moi y compris ? répliqua Knopf d'un ton sarcastique. Ils sont morts pour leur pays, triste cortège de dommages collatéraux dont je ferme la marche. Si vous révélez ce que je vais vous apprendre, c'est notre pays qui sera tenu responsable aux yeux du monde. La colère des peuples sera incontrôlable, on brûlera nos ambassades, on nous honnira. Même au sein de l'Amérique, la population se divisera. La nation sombrera dans une paranoïa sécuritaire et se repliera sur elle-même. Ne cédez pas aux sirènes de la gloire, réfléchissez aux conséquences qui découleraient de vos révélations et maintenant écoutez-moi. Dans les années 1950, les États-Unis étaient de loin le plus gros producteur de pétrole et le garant de la stabilité de ses cours. Le baril coûtait alors un dollar. En 1956, quand les approvisionnements du Moyen-Orient furent interrompus par la crise du canal de Suez, nous avons pu répondre aux besoins des Européens, évitant une pénurie catastrophique. Mais en 1959, le président Eisenhower, poussé par les lobbyistes des compagnies pétrolières américaines qui craignaient qu'un pétrole moyen-oriental bon marché vienne les ruiner, mit en place des mesures protectionnistes. Ceux qui étaient en faveur d'une telle politique arguaient qu'elle intensifierait la production de pétrole américain, ses détracteurs pressentaient qu'au contraire elle conduirait à son épuisement. Et c'est ce qui se passa. Dès 1960, le nombre de barils extraits du sol américain commença à décroître. Soixante-dix pour cent de nos réserves s'épuisèrent en dix ans. Nous n'allions pas tarder à nous rendre compte que notre suprématie énergétique n'était plus qu'un doux rêve et qu'il nous faudrait explorer les réserves du Grand Nord pour préserver notre indépendance en la matière. Standard Oil, BP, ARCO avaient initié des essais de forages en Alaska, mais ceux-ci s'étaient révélés peu probants. Si les ouragans étaient une menace pour les plates-formes dans le golfe du Mexique, la glace serait notre ennemie dans le cercle arctique. Sauf à la faire disparaître. Votre grand-mère avait trouvé dans le bureau de son mari un dossier qu'elle n'aurait jamais dû voir.

– Celui de l'opération Snegourotchka, dit Andrew.

– Oui, une folie des grandeurs imaginée par des hommes portés par leurs ambitions au-dessus de toutes lois. Il s'agissait de lancer depuis nos sous-marins des charges nucléaires sur les couches profondes de la banquise. Si je vous disais comment cette idée a germé, c'est sidérant. L'un de ces magnats, grand consommateur de whisky, s'était rendu compte qu'à température égale un pain de glace mettait dix fois plus longtemps à fondre que des glaçons. Le processus était d'une simplicité déconcertante. Fracturer la banquise en profondeur et attendre que les mouvements de l'océan fassent le reste. Les plus optimistes pensaient qu'en cinquante ans elle finirait par être si morcelée qu'elle ne pourrait plus se reconstituer en hiver. Ils n'étaient pas si optimistes que cela. Votre grand-mère avait également pris connaissance du rapport sur les conséquences écologiques d'un tel projet. Un véritable désastre pour la planète et pour des millions de gens. Elle était convaincue que son mari s'y opposerait. On sait ce qui est advenu de la forêt amazonienne depuis que les hommes ont voulu s'approprier ses ressources en bois. Alors, imaginez leur appétit quand il s'agit de pétrole. Liliane était aussi naïve que vous. Edward était l'un des principaux investigateurs de Snegourotchka. Ce fut le début de leur éloignement, ils ne s'adressaient quasiment plus la parole. Pendant des mois, votre grand-mère a espionné son mari. Avec la complicité d'un ami, membre des équipes qui assuraient la sécurité du sénateur, elle s'est procuré la combinaison du coffre. La nuit, elle se rendait en cachette dans son bureau et recopiait les pages des rapports qu'elle trouvait. Et puis, résolue à mettre un terme à ce projet, elle décida de se confier au camp adverse, quitte à en payer le prix de sa personne. Un jeune politicien aux dents longues, protégé de l'un des hommes les plus influents du gouvernement, céda à ses charmes au cours d'une soirée officielle. Ils devinrent amants. Le sénateur l'apprit, mais choisit de fermer les yeux sur les frasques de son épouse. Il était hors de question qu'un scandale éclate alors qu'il était pressenti pour la vice-présidence. À demi-mot, il fit comprendre à Liliane qu'elle pourrait consumer sa passion comme bon lui semblait à condition toutefois de le faire à l'abri des regards. Elle possédait une propriété de famille sur l'île de Clarks, qui devint son refuge. C'est là qu'elle décida un jour de tout raconter à cet homme dont elle s'était éprise. Celui-ci crut un temps avoir trouvé là le moyen d'affaiblir ses adversaires politiques et imagina que son mentor lui en serait à jamais reconnaissant. Ce fut une douche froide. Républicains et Démocrates sont bien plus complices qu'on ne le croit quand il s'agit de partager une manne qui se compte en milliards de dollars. Son mentor lui ordonna de se taire non seulement sur tout ce qu'il avait appris de l'opération Snegourotchka, mais également sur le complot qui se tramait pour empêcher votre grand-mère de nuire. Le mentor faisait d'une pierre deux coups, Liliane allait être réduite au silence et la carrière du sénateur serait définitivement coulée. L'affaire fut si grave que même le président Johnson dut renoncer à se présenter pour un second mandat. Liliane allait être poursuivie pour haute trahison. Vous connaissez la fable dont elle fut accusée. Quelques jours avant son arrestation, son amant qui avait gagné du galon fut pris de remords et, lors de leur dernier dimanche passé sur l'île de Clarks, il prévint Liliane qu'on allait l'arrêter. Liliane s'en remit au seul homme sur lequel elle pouvait compter pour organiser sa fuite. Elle s'efforça durant les quelques jours de liberté qu'il lui restait de dissimuler des indices, espérant que sa fille Mathilde puisse un jour faire toute la lumière sur Snegourotchka. Liliane, prétextant un voyage sur l'île de Clarks, fit poser son avion au Canada. De là, elle embarqua à bord d'un navire pour la Norvège avec l'homme qui l'avait aidée dans sa fuite, le dossier sous le bras. Elle comptait le remettre aux autorités norvégiennes qui n'étaient ni alliées avec les Soviétiques, ni soumises aux Américains. Le destin fut d'une cruauté sans nom avec elle. Car c'est à cet homme, membre des forces de sécurité et sur lequel elle comptait tant, que le sénateur avait ordonné de conduire sa femme vers sa mort. En bon soldat, il obéit. Liliane disparut le lendemain de son arrivée à Oslo et le dossier avec elle.

– Qui était cet homme qui a assassiné ma grand-mère ?

– Le même qui m'a poignardé ce soir, ma chère.

Knopf toussa, crachant un sang épais. Il peinait à respirer, son souffle devenait haletant.

– Où se trouve ce dossier ? demanda Suzie.

Les yeux de Knopf erraient, il avait le regard d'un homme dont la raison n'est plus.

– Dans les poches de son beau manteau blanc, dit-il en ricanant.

– Quel manteau ?

– Celui de la Demoiselle des neiges, il voulait qu'il se noie avec elle. C'était la seule façon qu'il avait de préserver son secret.

– De quoi parlez-vous, Knopf ?

– Là-bas, bon sang, dit-il en levant péniblement le bras pointé vers la meurtrière. Le cercle polaire. Ashton connaît l'endroit exact.

– Qui est cet Ashton ?

– J'ai une dernière chose à vous demander. Ne dites rien à Stanley, il faut le préserver. Racontez-lui que j'ai succombé à un infarctus, que je n'ai pas souffert et dites-lui combien je l'aime. Maintenant laissez-moi, il n'y a rien de réjouissant à voir mourir un homme.

Knopf ferma les yeux. Suzie prit sa main et resta près de lui, jusqu'à son dernier souffle, Andrew assis à ses côtés.

Knopf s'éteignit quinze minutes plus tard. Suzie se leva, caressa sa chevelure et ils s'en allèrent.


*

Ils trouvèrent refuge dans un café de Bryggen. Les touristes y étaient nombreux. Le regard de Suzie exprimait sa colère, elle n'avait toujours pas dit un mot. La mort de Knopf venait d'effacer sa décision de renoncer, dont elle lui avait parlé avant de faire ce voyage en Norvège.

Elle ouvrit son sac, fouilla dans ses affaires et sortit la pochette où elle avait regroupé ses recherches. Elle en sortit une enveloppe en assez mauvais état qu'Andrew reconnut immédiatement.