– Alors, arrête tes conneries, Raoul, et libère-moi, il faut qu'on parle.
– Ce sera avec plaisir, mais je préfère que tu restes attaché, parce que je vais vraiment aller roupiller deux heures, je suis épuisé. Ensuite, si tu es bien sage, je t'offrirai un café et on discutera un peu tous les deux.
Raoul se leva et avança vers l'escalier. Le pied sur la première marche, il se retourna vers son prisonnier.
– Si tu me réveilles en essayant de te libérer, ce qui avec ce genre de nœuds est impossible, je redescends t'en coller une et là, toi aussi fais-moi confiance, tu vas roupiller plus longtemps que moi !
Sur ce, il arbora un grand sourire et monta se recoucher.
*
Souvent, des images du passé surgissaient dans ses rêves. Au cours de sa captivité, Agatha y trouvait un certain réconfort. La nuit lui ouvrait les portes d'une liberté que le jour lui interdisait de vivre. S'il n'y avait eu les gardiens pour tambouriner aux portes des cellules avant le lever du soleil, elle aurait choisi de dormir durant toute sa peine. Éveillée, elle ne trouvait d'échappatoire à sa condition de prisonnière que dans la lecture ou l'écriture. Dès qu'elle s'emparait d'un crayon, nul mur, nul barreau ne pouvait l'empêcher de voyager.
Posée contre la vitre de l'Oldsmobile, sa tête dodelinait gentiment. Par moments, Milly détournait son regard de la route pour l'observer dormir. Elle souriait dans son sommeil, ses lèvres remuaient comme si elle parlait à quelqu'un et Milly se demanda à qui elle s'adressait.
Brad l'attendait dans un café de TriBeCa. Il portait une vareuse ouverte sur une chemise blanche et un pantalon gris. Il se leva pour l'accueillir, la cigarette au bord des lèvres, et se brûla les doigts en l'ôtant pour l'embrasser sur la joue. Qu'il manque d'assurance plaisait à Agatha.
Quel singulier flottement quand on se sent porté par un élan de joie et gêné à la fois. Elle ressentait la même chose et de le voir ainsi la rassurait beaucoup. Chacun évoquait le voyage qu'ils avaient fait ensemble, rappelant des souvenirs qui n'avaient pas trois mois, sans jamais mentionner l'instant où, accoudé au bastingage d'un ferry qui traversait le Mississippi, Brad avait passé son bras autour de la taille d'Agatha. Dans quelle circonstance opère l'alchimie qui connecte deux êtres ? Où prend-elle sa source ? Et d'où venait cette pudeur qui freinait leur ardeur ? Ils y songeaient tous deux sans oser se l'avouer. Pour se donner une contenance, Agatha lui parla des prochaines actions, mais Brad éludait le sujet, comme s'il ne voulait pas s'entretenir de cela avec elle. Il préférait l'interroger sur ses goûts, ses lectures, ce qu'elle souhaiterait faire plus tard. Il avait beau y mettre tout son cœur, il sentait bien que ses propos étaient dénués de toute originalité. Il la questionnait pour déguiser son trouble et elle lui répondait de la même façon.
Alors que la main de Brad s'approchait de la sienne, le café de TriBeCa disparut dans un brouillard opaque et sa voix s'éteignit avec lui.
Il réapparut sur l'estrade d'un amphithéâtre, Agatha avait pris place au premier rang. Derrière elle, des étudiants criaient, on votait à main levée la reconduction de l'occupation des lieux. Dans quelle université se trouvait-elle ? Frisco, Phoenix, New York ? Un fauteuil vide la séparait de sa sœur qui recopiait frénétiquement sur un carnet les propos des orateurs, comme s'il lui fallait noter chaque phrase, rapporter chaque instant du débat pour rédiger son article. Elle raturait sa feuille, le visage crispé, mordillant son crayon dès que Brad cessait de parler.
Les mots qu'elle couchait sur son carnet semblaient jaillir des veines qui saillaient à travers la peau fine de son cou.
Brad vint se rasseoir et, se penchant vers sa sœur, l'interrogea sur ce qu'elle avait pensé de sa prestation. Cette complicité, aussi illégitime que soudaine, la blessa. Elle quitta l'amphithéâtre pour arpenter les couloirs.
Un couple s'embrassait derrière des casiers à tiroirs qu'ils avaient ouverts pour se mettre à l'abri des regards indiscrets.
Un peu plus loin, trois filles assises à même le sol conversaient en mangeant. Agatha poussa une porte et descendit un escalier qui menait au sous-sol. De là, un souterrain relié aux égouts permettait de rejoindre la rue. Les étudiants l'utilisaient dès la tombée du soir pour aller chercher du ravitaillement au nez et à la barbe des flics qui encerclaient le campus.
Une fois dehors, elle longea le mur d'enceinte jusqu'au carrefour qu'elle traversa.
Elle marcha vers l'épicerie, mais en y entrant, elle se retrouva au milieu d'un salon bourgeois, jonché de corps nus et entremêlés, baignant dans un nuage de fumée âcre. Elle avança, pas à pas, cherchant Brad dans ces flots indignes. Elle l'appela de toutes ses forces et le vit relever la tête et lui sourire béatement. À ses côtés, sa sœur la regardait en ricanant. Elle voulut leur demander pourquoi ils l'avaient trahie, mais elle s'éveilla avant qu'ils n'aient pu lui répondre.
– Vous avez dormi presque quatre heures, dit Milly.
– Où sommes-nous ? questionna Agatha en ouvrant les yeux.
– À Bakersfield, toujours dans le Missouri, j'espère avoir pris le bon chemin. De toute façon, il faut que je m'arrête pour faire le plein et j'ai besoin de me dégourdir les jambes, je n'en peux plus de tenir ce volant.
– Moi aussi, j'ai besoin de me dégourdir, soupira Agatha.
– Rêve ou cauchemar ? Vous avez parlé plusieurs fois dans votre sommeil.
– Les deux, c'est un rêve que je fais souvent, il commence bien et finit mal.
– Il fut un temps, dit Milly, où je redoutais d'aller me coucher. Je luttais jusqu'au dernier moment, jusqu'à ce que la fatigue m'emporte. Rien ne m'effrayait plus que cet état de semi-conscience où, dans le noir, le moindre bruit devient l'écho de vos peurs, le silence, un rappel de votre propre mort, ou, pire encore, de celle des êtres que vous aimez.
– C'était après la disparition de ta mère ?
– Non, c'était chaque soir de mon enfance et de mon adolescence.
– Parle-moi de ta mère. Pourquoi serais-je toujours la seule à me confier ?
– Maman était une artiste, mais ses peintures ne trouvaient preneur que pour des sommes modestes dans les vides-greniers qu'elle organisait du printemps à la fin de l'été. Pour survivre elle enchaînait les petits boulots. Quand elle n'aidait pas la fleuriste à tailler ses roses, piquer des couronnes mortuaires ou confectionner des bouquets de mariage, elle donnait des cours de soutien à des élèves du coin. Guitare, anglais, histoire, algèbre, tout y passait. Aux mois d'hiver, il lui arrivait même de s'improviser chauffeur. À bord de son pick-up, elle allait chercher des voisins pour les conduire chez le médecin, le coiffeur, se ravitailler en bois, faire des courses chez l'épicier ou dans les centres commerciaux de Santa Fe. Les années où nous connaissions une misère qui n'avouait pas son nom, elle aurait pu solliciter une aide de la mairie, mais sa fierté était de nous donner un toit et de n'avoir jamais laissé entrer la faim dans sa maison. Quand j'en avais assez de faire semblant, elle me remontait le moral en me disant que nous étions différentes des autres et que nous nous suffisions à nous-mêmes. Mais cette différence, je l'avais prise en horreur. Notre dénuement ne passait pas inaperçu et la condescendance des mères de mes copines, quand j'étais invitée à leurs goûters d'anniversaires, me marquait au fer rouge. J'étais toujours mal fagotée, mes pulls trop grands ou trop petits. L'école est cruelle.
– Je ne comprends pas, quand nous étions au Christmas Center, tu m'as pourtant dit qu'enfant ta mère te gâtait beaucoup ? interrogea Agatha.
– Vous n'avez jamais menti par fierté ? J'ai toujours été fière, c'est comme ça, je n'y peux rien. Je n'en ai pas l'air, reprit Milly, mais au collège, je me suis souvent battue avec les filles qui se moquaient de moi.
– J'espère que tu leur as collé de belles dérouillées, à ces pestes !
– Il arrivait que ma grand-mère débarque à l'improviste quand maman était absente, elle me glissait quelques dollars en poche et remplissait le garde-manger. Maman savait très bien que les bocaux de conserves n'étaient pas apparus par magie, mais elle faisait comme si de rien n'était.
– Elles ne s'entendaient pas bien ?
– Elles s'adressaient à peine la parole. Je les ai toujours connues fâchées, et je n'ai pas réussi à savoir pourquoi. Maninia, c'était le surnom que je donnais à grand-mère, avait deux filles, maman était l'aînée, la cadette est morte avant ma naissance. Je n'ai jamais vu une seule photo de ma tante. La perte d'un enfant est une plaie qui ne cicatrise jamais, disait Maninia et il était interdit de lui parler de sa fille qu'elle avait perdue. Les rares fois où j'ai tenté d'aborder le sujet, elle se fermait comme une huître et s'en allait. Je n'ai pas insisté, je ne voulais pas la faire souffrir avec ma curiosité. C'est doux et fragile, une grand-mère.
Agatha se détourna vers la vitre.
– Maninia était ma complice, ma confidente, avec elle je n'avais plus besoin de mentir, poursuivit Milly. La perdre fut le plus grand chagrin de ma vie. Elle m'a offert sa voiture et ma liberté avec. Je crois aussi qu'elle voulait pouvoir continuer à contrarier ma mère, même après son dernier souffle.
Milly jeta un regard à sa passagère et vit dans le reflet de la vitre des larmes rouler sur ses joues.
– Vous êtes triste ?
– Je suis désolée, murmura Agatha. La fatigue me rend émotive, j'ai vécu beaucoup de choses ces derniers jours et je n'ai plus l'habitude.
– C'est moi qui suis désolée, je n'aurais pas dû vous raconter cela, je ne voulais pas vous faire de peine. Et puis mon enfance n'était pas si noire, nous avons connu des moments formidables. Nous étions fauchées, mais avec le recul, c'est vrai que nous étions différentes, et dans le bon sens du terme. Maman était une femme géniale, elle avait de l'humour, un moral d'acier, elle était courageuse, son optimisme forcené frisait souvent l'insouciance, pourtant je crois que c'est elle qui avait raison. Elle disait tout le temps qu'elle n'aimait pas les gens, mais ça aussi c'était un mensonge. On pouvait compter sur elle, et ceux qui avaient appris à la connaître l'adoraient. Vous vous seriez bien entendues.
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