– Personne, mais tu as perdu le goût de l'aventure ? Au pire nous ferons demi-tour, au mieux, nous gagnerons deux bonnes heures.

– Comment connaissez-vous ce raccourci ? J'ai grandi dans la région et je n'en ai jamais entendu parler ?

– C'est marrant, vous avez vraiment tendance à prendre ceux qui vous ont précédés pour des gens qui ne savent rien à rien, des vieux schnoques démodés, et pourtant vous écoutez la musique que notre génération a inventée, vous chinez dans les brocantes à la recherche de vieilleries que nous aurions achetées dix cents et que vous payez mille fois ce prix, vous dépensez des fortunes pour des vêtements dont nous ne voulions même plus ; ce que j'ai pu voir dans les magasins où nous sommes entrées m'a sidérée.

– C'est l'effet vintage ! En tout cas, ça vous rajeunit beaucoup de parler comme ça !

– Je connais ce raccourci parce que j'ai vécu avant toi, et quand on se retrouve dans la clandestinité, on apprend des choses que les autres ignorent, comme par exemple, à franchir la frontière d'un État par des sentiers perdus ou se rendre d'une ville à une autre sans se faire voir ; ça te satisfait comme réponse ?

– C'est cohérent.

– Tu m'en vois ravie, et la prochaine fois, tu me dispenseras de ton insolence. Je suis peut-être un peu vintage, moi aussi, mais loin d'être gâteuse.

Le raccourci d'Agatha était cahoteux, mais il avait le mérite de contourner le flanc de la montagne suivant le cours d'un ru asséché. Milly dépassa l'entrée de la vieille mine et regagna, dix miles plus loin, la route qui plongeait en ligne droite depuis le plateau vers Santa Fe. La ville surgit dans le lointain et Agatha la découvrit, bien plus vaste que dans son souvenir.

– À quoi pensez-vous ? demanda Milly.

– Au temps qui passe, répondit Agatha.

– Attention à ne pas trop vous vieillir, vous allez être au-dessus de mes moyens.

Agatha lui lança un regard incendiaire mais l'attention de Milly fut attirée par son portable qui ne cessait de biper.

– Nous avons récupéré un réseau, dit-elle et j'ai l'impression qu'on a cherché à me joindre.

Elle se contorsionna pour le prendre dans sa poche et la voiture dévia à droite, mordant le bas-côté. Agatha lui arracha le téléphone des mains.

– Regarde devant toi, s'il te plaît. Comment ça marche, ces trucs-là ?

– Effleurez du doigt la petite enveloppe sur l'écran et lisez-moi les noms qui apparaissent.

– Jo, Frank, Jo, Jo et encore Frank, ça fait trois à deux !

– Ils doivent s'inquiéter, je les rappellerai dès que nous serons arrivées.

– Il est encore un peu tôt pour déjeuner, si nous commencions par visiter la maison où tu as grandi ?

– Pourquoi pas, soupira Milly, au moins, je n'aurai pas complètement menti à Frank, et puis c'est sur le chemin.

Milly bifurqua vers le nord et ne prononça plus un mot.

Peu à peu, le désert se peupla de hameaux ; les maisons en adobe semblaient surgir de terre pour former de petits quartiers résidentiels, tous identiques.

– Tu n'aurais pas dû tourner à gauche ? demanda Agatha.

– Vous comptez aussi m'indiquer le chemin pour aller chez moi ?

– Bien sûr que non, murmura Agatha, confuse.

– C'est tout de même moi qui ai vécu ici, que je sache ?

– Tu m'avais dit habiter vers Tesuque et il me semblait que cela se situait au nord-ouest.

– Je n'ai aucun souvenir de vous l'avoir dit, bien que ce soit exact.

– Tu me l'as dit, pas aujourd'hui mais je me le rappelle très bien, je n'aurais pas pu l'inventer, affirma Agatha. Ce devrait être un moment joyeux de retrouver la maison de son enfance, pourquoi es-tu si nerveuse ?

– Parce que nous devrions rouler vers la frontière, penser à votre avenir, au lieu d'aller fouiller mon passé.

– Quand nous serons séparées, je repenserai souvent à toi, ces quelques jours ne m'auront pas permis de te connaître assez, alors en visitant les lieux de ton enfance, j'apprendrai plus de choses, et j'aurai l'impression que nous sommes un peu plus complices.

– Je ne suis pas certaine que le mot « complice » soit bien choisi, vu les circonstances, et vous avez de drôles de théories. C'est vraiment pour vous faire plaisir, mais ensuite...

– ... ensuite, reprit Agatha, nous irons nous régaler des meilleurs tacos du monde, avant de rendre visite à ta mère.

– Et après, vous me laisserez vous conduire à la frontière du Mexique ?

– Après, nous verrons, répondit Agatha.

Milly s'engagea sur un sentier qui filait vers le sommet d'une colline. Elle accéléra d'un coup, obligeant Agatha à s'accrocher à la poignée de la portière.

– Qu'est-ce qui te prend ?

– Nous y sommes presque, j'ai toujours accéléré à cet endroit, ça soulève une traînée de poussière assez haut dans le ciel. Ainsi, ma mère me voyait arriver de loin. Maintenant, ça ne sert plus à rien, mais c'est une habitude.

Agatha avait le regard fixé sur la maison couleur d'argile qui grossissait devant elle, et elle accusa la poussière pour expliquer l'humeur qui avait gagné ses yeux.

Milly gara l'Oldsmobile et sortit de la voiture.

– On y va ou pas ? dit-elle à sa passagère qui restait immobile et silencieuse, contemplant fixement la porte bleue.

– Je croyais que tu n'avais pas la clé ? Tu ne dois pas te faufiler d'abord et venir m'ouvrir ensuite ? Je n'ai plus l'âge de passer par les trous de souris.

Milly haussa les épaules. Elle posa un pied sur l'une des poutres en bois qui encadraient la porte, s'accrocha d'une main au linteau et s'étira vers la corniche avant de retomber brusquement sur ses pieds.

– Voilà ! dit-elle en montrant fièrement une clé.

Mais Agatha ne bougeait toujours pas de son siège.

– Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Milly, vous êtes pâle comme un linge.

– Ce n'est rien, juste un peu de fatigue, tu m'as bien secouée sur ce chemin. Entre, je te rejoindrai, et puis, tu as peut-être envie d'être seule chez toi, au moins quelques instants.

– C'est vous qui vouliez visiter ma maison, moi je la connais par cœur et je n'ai pas plus envie d'y retourner que ça. Nous pouvons faire demi-tour, rien ne nous oblige...

– Je ne serais pas contre un verre d'eau et un peu d'ombre, l'interrompit Agatha. Il doit faire frais à l'intérieur, je crois que cette chaleur m'a tourné la tête. Vas-y, je reprends des forces et j'arrive.

– Vous me jurez que ça va aller ?

– Mais oui, je te le jure, tout ira bien.

Milly poussa la porte et entra chez elle. Les meubles et les tomettes au sol étaient blanchis par la poussière. Elle s'approcha de la cheminée et s'empara d'un cadre posé sur la tablette. La photographie remontait à l'anniversaire de ses douze ans, sa mère la tenait dans ses bras et l'embrassait sur la joue. Qui avait pris cette photo ? Milly ne s'en souvenait pas. Elle reposa le cadre sur la table basse, se retourna et sursauta en découvrant Agatha qui la regardait depuis le pas de la porte.

– Vous n'entrez pas ?

– J'attendais que tu m'y invites.

– Suivez-moi, je vais vous donner à boire.

Agatha obéit.

– Je peux m'asseoir ? demanda-t-elle en tirant l'une des deux chaises près de la table.

– Vous feriez bien, vous avez vraiment une sale mine.

Milly ouvrit un placard, prit un verre et tourna le robinet au-dessus de la vasque. L'eau qui s'en écoulait était couleur de terre.

– Il va falloir patienter un peu, dit-elle, je ne voudrais pas vous empoisonner.

– J'ai tout mon temps, répondit Agatha d'une voix blanche.

– Attendez, dit Milly en ouvrant un autre placard, je suis certaine que la boîte à sucre est encore pleine. Ça ne se périme pas, le sucre ?

– Non, je ne crois pas.

Milly attrapa un récipient en fer sur l'étagère et le tendit à Agatha.

– Croquez un carreau de sucre, ça vous fera le plus grand bien. Ma grand-mère disait que c'est le meilleur remède contre les coups de mou.

– Alors, si ta grand-mère le disait, soupira Agatha en portant un morceau de sucre à sa bouche.

– Vous avez eu raison de me forcer la main. J'avais peur, mais maintenant, je suis heureuse d'être là. Je ne pensais pas ressentir cela après toutes ces années. Je croyais avoir fait ma vie à Philadelphie, et pourtant c'est ici que je me sens chez moi.

– Cet endroit te ressemble, dit Agatha.

– Vous voyez que mon remède fonctionne, vous reprenez des couleurs.

– Quand es-tu partie ?

– Peu après la disparition de ma grand-mère, j'ai obtenu une bourse d'études et j'ai pris la route à bord de sa voiture.

– Cette maison est restée fermée depuis la mort de ta mère ?

– Je suis revenue après l'accident. Maman est partie si subitement. En rentrant de l'enterrement, j'ai recouvert les meubles, j'aurais voulu mettre un peu d'ordre dans ses affaires, mais je n'ai pas pu. J'ai passé une grande partie de la nuit assise sur le pas de la porte de sa chambre à regarder son lit, son bureau, sa chaise. J'avais l'impression de sentir sa présence, qu'elle allait apparaître dans son peignoir et me dire d'aller me coucher. C'est dingue le nombre de choses sans intérêt que l'on dit aux gens qu'on aime, encore plus dingue tout ce qu'on ne leur dit pas. Alors cette nuit-là, je n'ai plus eu de secret pour elle. J'espérais qu'elle serait encore un peu là, qu'elle voudrait bien rester une nuit de plus auprès de moi. J'avais vingt-cinq ans et je pleurais comme une enfant. Je lui ai demandé pardon de ne pas avoir pris plus souvent de ses nouvelles, d'avoir choisi d'aller vivre si loin. Parce que rien ne pousse à l'ombre des grands arbres, et maman était un chêne, j'avais ressenti le besoin d'aller construire ma vie ailleurs. J'ai regretté toutes ces années perdues, tous les non-dits et les silences. Maman est morte à l'âge où je croyais ne plus avoir besoin d'elle, mais je me trompais. Elle me manque toujours. Un peu plus tard, je suis entrée dans sa salle de bains, et je suis restée debout pendant une heure à contempler ses objets, sa brosse à dents, son flacon de parfum et son éternel peignoir. Ce sont de tout petits détails qui vous rappellent cruellement que la personne que vous aimiez n'est plus là, qu'il n'y aura plus de moments ensemble, que votre mère est partie pour de bon et que vous ne la reverrez plus.