Elle supposa qu'un avis de recherche avait été lancé. Sa tête figurerait le lendemain en première page des journaux, peut-être l'avait-on déjà montrée à la télévision. Un peu fébrile à cette idée, elle entra dans la salle où régnait une odeur de graillon.

Personne ne lui prêta attention. Les assiettes débordaient de nourriture. Elle prit place dans un box et fit signe à la serveuse qui lui apporta le menu.

Elle rêvait d'un bon repas et s'en offrit un gargantuesque, allant jusqu'à commander une seconde part de gâteau au chocolat.

– Vous ne manquez pas d'appétit, releva la serveuse en lui servant un café.

– Vous savez où je pourrais acheter une carte de la région ?

– Vous arrivez d'où ?

– De la côte Ouest, mentit Agatha, même si ce n'était, à trente années près, qu'un demi-mensonge.

– Vous devriez pouvoir trouver ça à la station-service, elle se trouve un peu plus bas sur l'avenue. Vous dormez au Flamingo, n'est-ce pas ?

– Le Flamingo ?

– Le motel juste en face, on l'appelle comme ça à cause de sa façade rose, répliqua la serveuse.

– Alors, je suppose que c'est bien celui-là. Comment le saviez-vous ?

– Nous avons une clientèle d'habitués, des gens qui travaillent ou vivent dans le coin, les nouvelles têtes sont souvent des voyageurs qui s'arrêtent pour la nuit, au Flamingo. Qu'est-ce qui vous amène chez nous ?

– Rien, je ne suis que de passage.

– Alors, il ne me reste plus qu'à vous souhaiter une bonne soirée, dit la serveuse en posant l'addition sur la table.

Agatha prit le bonbon à la menthe offert dans la coupelle, le fourra dans la poche de sa parka et en sortit la grande enveloppe qu'elle avait emportée avant de quitter sa chambre. Elle lut attentivement le rapport dactylographié par Max et examina les photos qu'il avait jointes. Si sa carrière d'avocat devait un jour battre de l'aile, le métier de détective lui tendait les bras. Elle replia les feuillets, régla la note et regagna le motel.

Une fois au lit, elle alluma le poste de télévision et changea de chaîne jusqu'à ce qu'elle tombe sur l'édition des nouvelles du soir qu'elle regarda jusqu'à la fin.

Le commentateur n'avait pas fait état de son évasion, et cela l'inquiéta. Elle ne voyait qu'une seule raison pour que sa fugue soit tenue secrète : ce n'était pas la police qui était à ses trousses, mais le Bureau fédéral d'investigation. Un codétenu lui avait raconté que lorsque le FBI mettait quelqu'un au trou, le prisonnier lui appartenait jusqu'à la fin de sa peine, quelle qu'en soit la durée. Tant pis, se dit-elle, elle leur avait déjà mené la vie dure, elle se sentait prête à recommencer. Cette fois, il n'y aurait pas de reddition.

Elle éteignit le poste, regretta de ne pas s'être acheté un livre et appuya sur l'interrupteur de la lampe de chevet.



3.

Tom Bradley descendit éreinté de l'autocar, il en avait changé quatre fois au cours d'un voyage qui avait duré presque deux jours. Le premier l'avait conduit d'Ironwood à Saint Ignace dans le Michigan où il était arrivé la veille au soir. Il avait embarqué dans un Greyhound et traversé la nuit jusqu'à Bay City, réussissant à dormir un peu durant les six heures du trajet. À l'aube, il en avait emprunté un autre en direction de Detroit, dernière correspondance avant de parvenir en début d'après-midi à Pittsburgh. Il aurait volontiers fait halte dans un bar pour se désaltérer, mais le temps pressait.

Il consulta la carte des transports publics affichée sur le quai de la gare routière. Une ligne interurbaine s'arrêtait à environ deux miles de sa destination. Il regarda sa montre et estima qu'il y serait avant la tombée du jour.

Il arriva ainsi, son bagage à la main devant un pavillon bourgeois, bordé d'un carré de pelouse et clôturé de haies de chèvrefeuille parfaitement taillées.

Il grimpa les trois marches du perron et cogna au heurtoir.

– Je t'attendais plus tôt ! dit le juge Clayton en lui ouvrant la porte.

– Je n'habite pas à côté et je n'ai plus de voiture depuis longtemps, répliqua Tom.

– Tu n'es tout de même pas venu à pied ?

– Presque, j'ai pris le bus.

– Depuis le nord du Wisconsin ? Tu sais que l'avion existe ?

– Je n'aime pas m'éloigner du plancher des vaches. Tu m'invites à entrer ou nous continuons cette conversation dehors ?

– Commence par aller prendre une douche, ordonna le juge. La salle de bains se trouve à l'étage, tu sens le vieux bouc et tu fais peine à voir, je t'attendrai au salon.

Tom s'exécuta et redescendit un quart d'heure plus tard, vêtu de propre. Le juge Clayton l'attendait installé dans un canapé, il leur avait servi du thé et des gâteaux secs.

– Je suppose que le courrier que je t'ai fait porter n'est pas étranger à ta visite, dit-il, le conviant à s'asseoir en face de lui.

– Je l'ai reçu avant-hier, j'ai pris la route le lendemain.

– Quelle idée d'aller t'enterrer si loin, tu n'aspires pas à une vie un peu plus confortable ?

– Celle que je mène me convient, répondit Tom, je suis libre là-bas.

– Au milieu des loups ?

– Chacun son territoire, nous nous respectons. Ce sont des animaux d'une rare intelligence, parfois plus grande que celle des humains. Il n'y pas d'assassins chez eux, ils ne tuent que pour se nourrir.

– Tu étais l'un des meilleurs limiers que j'ai connus, tu méritais une autre retraite.

– Qu'est-ce que tu en sais ? Ton idée du bonheur était de passer tes vieux jours dans ce pavillon ? Viens donc me voir l'hiver prochain, tu retrouveras un peu de ta jeunesse. Je sentais peut-être le bouc en arrivant, mais chez toi tout respire le vieux et le renfermé. Quel est ton horizon lorsque tu ouvres tes fenêtres au matin ? Un carré de pelouse et une haie taillée ? Moi j'ai la forêt pour domaine, les saisons pour calendrier et le soleil pour montre.

– Tu vis en ermite et ce n'est pas bien de vieillir seul. Et puis nous ne nous sommes pas réunis pour reprendre nos engueulades, mais pour parler de ta protégée.

Tom saisit sa tasse de thé et se leva. Il marcha jusqu'à la fenêtre, tournant le dos au juge.

– Quand s'est-elle évadée ?

– Il y a soixante-douze heures. Dès que je l'ai appris, je t'ai fait porter les documents que t'ont remis tes anciens collègues.

– Pourquoi a-t-elle fait ça ? Et surtout, pourquoi maintenant ? dit Tom.

– Par défi, ça lui ressemblerait. Ce qui est vraiment stupide de sa part. Il ne lui restait plus que cinq ans à tirer ; avec une remise de fin de peine, elle pouvait même espérer sortir dans deux, soupira le juge.

– Peut-être qu'à force d'avoir trop attendu, elle n'espérait plus rien. Combien de ces remises de peine lui a-t-on refusées ? Combien de fois a-t-elle cru à une libération conditionnelle ? s'emporta Tom.

– Je te rappelle avoir été, il y a dix ans, à l'origine de son transfert dans un centre correctionnel où sa captivité fut allégée. Plus de cellule, elle était libre de ses mouvements. Bien m'en a pris !

– Libre de circuler entre des murs et une parcelle de champ, tu parles d'une liberté ! Quelle vie, bon sang !

– C'est elle qui l'a choisie.

– De quel choix parles-tu ! s'exclama Tom.

– Tu le sais aussi bien que moi, ce qui me fait craindre d'ailleurs qu'elle ait une idée en tête. C'est pour cela que je t'ai prévenu. J'ai usé de tout mon pouvoir pour que son évasion soit tenue secrète, mais je n'ai obtenu qu'un petit délai.

– Combien de temps ? demanda Tom.

– Cinq jours, c'est tout ce que j'ai pu faire. Passé ce délai, ils se lanceront à ses trousses.

– Elle ne se rendra pas, pas une seconde fois.

– J'en suis bien convaincu, c'est aussi pour cette raison que je t'ai fait chercher dans ta tanière.

– Dis plutôt que tu ne veux pas qu'un carnage vienne ternir tes états de service à quelques mois de ta retraite, et encore moins que l'on rouvre son dossier. Tu aurais trop à perdre. C'est pour cela que tu m'as fait sortir de ma tanière, comme tu le dis.

– Tous les risques que j'ai pris, c'était par amitié pour toi. Maintenant, tu es prévenu et libre de faire ce que bon te semble.

Tom dévisagea le juge

– J'ai besoin de repos pour y voir clair.

– Mais tu penses réussir, n'est-ce pas ?

– Dans les papiers que tu m'as fait porter se trouvait un cahier qu'elle avait abandonné sous son matelas. Il doit contenir une piste, des indices. Je ne les ai pas encore repérés, mais je suis sûr qu'ils y sont.

– Qu'elle aurait laissés derrière elle ? Permets-moi d'en douter, sauf si c'était pour nous induire en erreur.

– Mon flair me dit le contraire.

Le juge entraîna Tom vers son bureau, s'installa à son fauteuil, ouvrit un tiroir et lui tendit deux feuillets.

– Voici le mandat qui te donne l'autorité d'agir, l'autre document est pour l'USMS1, ils me l'ont adressé ce matin. Signe-le et tu seras réintégré dans tes fonctions.

Tom parcourut le premier document et attrapa le stylo que lui tendait le juge.

– Ils n'ont pas fait le lien ?

– Non, j'ai simplement dit avoir besoin de tes services.

– Et ils n'ont pas tiqué ?

– Je ne voudrais pas être blessant, Tom, mais personne ne se souvient de toi. J'ai demandé ce papier et ils me l'ont envoyé, c'est tout.

– C'est probablement une belle connerie, grommela Tom en apposant sa signature, mais je te promets que cette fois, c'est bien la dernière du genre.

Le marshal s'empara du mandat, le rangea dans sa poche et suggéra au juge de l'emmener dîner.

Clayton était un homme d'habitudes. Une file de clients attendant leur table occupait l'entrée du restaurant, mais on les plaça dès leur arrivée.